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publié par Fabrice Privé le 09/08/11
Route du Rock 2010 - du 13 au 15 août 2010

La Route du Rock est depuis 1999 le festival indispensable pour le cargo. Nous y serons encore une fois cette année. Petit retour en arrière pour nous faire saliver sur l’édition de l’année dernière par Fabrice. Pour tout savoir sur l’édition de cette année et réserver sa place faites un tour sur le site officiel : http://laroutedurock.com/wordpress/

Route du Rock, 2010 — Saint-Malo

Laurent Cabrol’n’rock

Ils sont assez indescriptibles ces moments mêlant soulagement et excitation à l’approche du Fort de Saint-Père. Ils sont rituels, familiers. Ils restent toujours aussi bons. Ça se passe souvent un vendredi midi. A peine plus tard. La bouche est pâteuse et le regard embué : le réveil a sonné tôt, cigarettes et cafés se sont enchaînés. Les lèvres salées aux chips esquissent un petit sourire mais de grand contentement. Allez, un dernier co-pilotage foireux histoire de rater la bonne sortie et de ne pas déroger à la tradition. Un changement de cd tout aussi hasardeux, et c’est la voix de Laurent Cabrol qui fait office de bande son pour les derniers kilomètres. Il prévient. Il avertit. Sur un mode Roger Gicquel 76, le météorologue achève de se muer en affreux prédicateur pluviométrique. Ok, soit. Mais on s’en fout encore, on y presque. Voilà. On dépasse le Café du Fort (la petite gare). On fait le demi-tour du carrefour de la croix en mordant bien dans le gravier. On passe sans encombre le checkpoint de la gendarmerie. Pas encore en place. On scrute, on se souvient. Premiers festivaliers croisés, premières tentes en vue. Bientôt rejointes par les nôtres. On plante. Le sol est dur, craquelé. Retourne donc télévendre, Laurent. Ici, il fait beau. Ici, c’est beau. C’est la Route du Rock. Et c’est la vingtième édition.

Vendredi : The prodigal sun

Quelques heures fonctionnelles plus tard (sieste, raid au Cora, orgie jambon-pain-yop, premières bières chaudes), il est temps de se laisser glisser vers le site où les Dum Dum Girls allument la mèche. Soleil rasant, set qui l’est tout autant pour certains. Sans doute parce que la garage-pop du quatuor féminin est moins sale que sur disque et que la machine rutilante ronronne mécaniquement. Mais pour une entrée en matière, c’est plutôt pas mal. "Catholicked", "It Only Takes One Night", "Bhang Bhang, I’m a Burnout"... Les micro-tubes s’enchaînent sans temps mort. Talons au plancher. Sauf pour la reprise du "Baby Don’t Go" de Sonny and Cher qui vient offrir une respiration downtempo pile au bon moment.

Coq à l’âne. Finis les bas filés et le lipstick cramoisi. Bonjour le schtroumpf bariolé : le jeune violoniste-arrangeur Owen Pallett prend la scène et la tient, tout seul ou presque. Il brode, boucle, entrelace voix et notes de violon ou de clavier. C’est impressionnant, gracile, assez irréel mais, tout ce qui est en suspend finissant par retrouver les lois de la gravité, sa prestation lasse graduellement. Regain d’intérêt en fin de set pour une reprise génialement assemblée du "Odessa" de son compatriote Caribou.

C’est aussi avec un violon en mains que Yann Tiersen monte sur scène. Mais pas vraiment seul (+15) et encore moins en configuration récital. Les trois quarts de la set-list puisent dans son prochain album "Dust Lane" : mouvements amples, option (post-)rock, vagues de fond et grosses montées. Très belle entame : jusqu’à "Palestine", les morceaux se coulent les uns dans les autres en installant une belle densité crépusculaire. Justement, on a basculé en mode nocturne pour une fin de concert où l’on se prend quand même à calculer le rapport nombre de personnes sur scène (dont invités de marque : Josh T. Pearson, Laetitia Shérif , Matt Eliott) / musique et sensations perçues... Ambition et infatuation menacent de rimer. A signaler que, quitte à devoir passer par cette case, "La Valse d’Amélie" a été assez joliment détournée.

Tiersen a ouvert un axe Bretagne-Etats-Unis, les Black Angels achèvent de propulser le public de l’autre côté de l’atlantique et lui paient un tour de rollercoaster vertigineux. Pas exempt d’une certaine viscosité, c’est même une des ses forces, le psychédélisme sombre et rampant des texans prend à la gorge et brouille les sens. Juste comme il faut. On découvre une bonne moitié de leur troisième album, "Phosphene Dream", dont un hallucinant "Bad Vibrations" ou le plus gadget "Telephone". Mis a part ce titre qui vient clore les débats de manière presque enjouée, les texans auront déversé, une heure durant, une musique magmatique et abrasive. Ici, les guitares planent mais comme des menaces, le rythme à la métronomie toute velvetienne n’en finit pas d’enfoncer son clou et la voix lancinante d’Alex Maas se module comme un mantra désespéré. Ces hymnes incantatoires que sont "Black Grease", "Science Killer" ou "You on the Run" continueront à nous hanter une fois les amplis muets.

Du coup, on est dans de bonnes dispositions pour Liars. Mine de rien, ça joue. En marge même de leur forme intrinsèque, on peut facilement rester à la porte d’une prestation des new-yokais. Là, on entre. Et forcément, passé l’introductif "I Can Still See An Outside World", on ne tarde pas à se faire bousculer : "Scarecrows On A Killer Slant". Angus Andrew est, comme à son habitude, ce maître de cérémonie fou à la limite de l’épilepsie. Le voilà qui fait même des efforts de localisation : des "fromage", "saucisson", "vive la France" et une amorce de marseillaise sont lancés à un public plutôt réceptif. Conforme à la nature même de l’œuvre Liars, le concert part dans tous les sens, réserve quelques moments de flottement ("Scissors") et d’autres phases bien plus consistantes (l’enchainement "A Visit from Drum","In the Flat Field" de Bauhaus, "The Overachievers"). Une dernière éclaboussure sonore ("Plaster Casts of Everything") vient compléter cette fresque, certes disparate mais dont la poésie déchiquetée est sidérante. Ahuris, contents, on passe la tête hors de la lessiveuse.

Contre-coup : on fait les mauvais choix. S’étant éloignés pour reprendre nos esprits (et un peu de rhum), de Caribou, on ne verra finalement pas grand chose. Mais on gardera une belle image : Dan Snaith et ses acolytes, regroupés au milieu de la scène, fomentant dans l’intimité leurs plans électroniques délicatement sophistiqués. Retranscrit à la scène, l’album "Swim" affiche une réussite encore plus franche dans sa réconciliation d’extrêmes : électronique/chaleur, abstraction/pop, contemplation/danse... Quand "Odessa" retentit, pour la deuxième fois de la soirée, dans l’enceinte encore bien peuplée du fort, on arpente déjà le chemin du retour. On longe le mur d’affiches déchirées. On croise quelques personnes qui ne le sont pas moins. On soulève un peu de poussière. Mais peu d’objections. La soirée a été bonne. On se projette déjà dans la tente pour une nuit qu’on imagine vaguement réparatrice.

Samedi : Like swimming

La deuxième journée commence plus tôt que prévu. Alors que pour certains la précédente n’est pas encore terminée. Il doit être 6h. Plic-Ploc-Plic-Ploc. Un rappel tardif de Caribou  ? Soudainement, la voix de Laurent Cabrol se fait entendre, nettement mieux dans la chambre d’écho Quechua que dans la voiture d’hier matin. Là, il fait vraiment peur. On se réveille pour avoir confirmation que l’objet de ses prévisions est bien réel. La séquence de plic-ploc s’accélère dangereusement. Il pleut vraiment dru. Quelques raccords de sommeil plus tard, on se lève, direction Chateauneuf et son bar familier pour une longue digression à base de presse régionale et nationale, de café et de galettes-saucisses, de tarot et de dentifrice aphrodisiaque. Il flotte toujours autant. Retour au camping : il n’y pas à dire, c’est beau Venise. Pas de Plage pour tout le monde, pas de Palais pour nous. On en a déjà plein les (pas-encore-)bottes. On essaye de réanimer nos jeans, nos baskets et notre bonne humeur. On est prêt à aller se battre pour un peu de paille, histoire de stabiliser les abords de nos tentes. En vain. Sieste. On rêve qu’il nous pousse des pieds palmés. Grandiose, merci les gars : il n’y a qu’une fois le salvateur ravitaillement Décathlon arrivé qu’on envisage une suite à tout ça.

Désolé Martina. On t’aperçoit juste de dos, quittant la scène, pendant que ton batteur ninja achève ses fûts. Une séance de rattrapage est programmée un peu plus tard. L’ex-muse de Tricky n’aura pas eu de chance : même si la fin du week-end est largement pluvieuse, son concert sera le seul à se dérouler sous une averse. Privilège de l’âge sans doute : la Route du Rock ne dépend plus du légendaire micro-climat Malouin, elle a son propre micro-climat scénique. Malheureusement, le mal est fait : de manière quasi-surréaliste, c’est toute la physionomie du festival qui a changé. Le cadre déjà : le sol irrégulier du Fort de Saint-Père est constellé de marres, dont certaines font 10 mètres de circonférence et servent déjà d’aires de jeu. Le public ensuite : plus de dress-code disparate ou recherché, c’est désormais la ligne "mareyeur dépressif - été 2010" qui s’impose au plus grand nombre. C’est donc devant une mer polychrome et polyamidée, ondulant lentement, que les groupes joueront ce soir.

De synthétique, il en est également question avec The Hundred in the Hands. De manière moins clinique qu’en studio. Le binôme de Brooklyn assure seul sa mise en scène. Jason Friedman gère les beats et les séquences programmées, alterne guitare et basse, notes atmosphériques ou plus viscérales. Eleanore Everdell passe occasionnellement derrière le clavier et pose une voix qui, débarrassée de certains filtres, révèle des nuances insoupçonnées et plutôt enchanteresses. Le tout s’emboite parfaitement sur "Pigeons" et achève de fusionner sur un "Young Aren’t Young" qui fait durer le plaisir moroderien. Le duo se paie le luxe d’expédier son emblématique "Dressed in Dresden" et termine, en rappel, par une version belle et désossée de "Tom Tom". A défaut d’avoir généré l’hystérie, The Hundred in the Hands aura remis sur les rails un public précédemment sur la tranche.

Et pour relancer la machine, on va pouvoir s’appuyer sur Foals. Clairement un des meilleurs concerts du week-end de la part d’un groupe dont on peut déjà admirer, au sein de sa verte discographie, le sens de la remise en question. On craignait d’ailleurs l’écartèlement entre la rigueur arithmétique de "Antidotes" et les climats plus aquatiques de "Total Life Forever". Mais non, les deux facettes se conjuguent à merveille. On s’incline devant l’assurance ("Cassisus" joué en deuxième) avec laquelle le groupe d’Oxford monte en régime, coulant méthodiquement les fondations du monument que va être l’extatique "Spanish Sahara". Joli contraste avec la rizière malouine. Il n’y a plus qu’à revenir aux fondamentaux du premier opus pour finir d’emporter l’adhésion. Le frénétique "Electric Bloom" puis l’électrisant et tribal "Two Steps, Twice" fixent définitivement dans nos souvenirs cette prestation toute en énergie, contenue puis non.

Avant même d’avoir joué la moindre note, Massive Attack a déjà gagné sur un tableau, celui du bilan comptable. Le taux de remplissage du Fort atteint sa limite haute. De chiffres, il en sera encore question mais pour l’instant place aux boucles électroniques voraces et à la rythmique anxiogène de "United Snakes". Grosse entame. Le lumières magnifiquement tyranniques zèbrent la nuit, révélant par touches stroboscopiques la dizaine de musiciens tapie dans l’ombre. 3D et Daddy G ne sont pas venus pour distraire. Les renforts ont été appelés : Martina Topley Bird, bientôt rejointe par Horace Andy, la soixantaine encore à peu près fringante. Mais, au final, Massive Attack aura presque plus impressionné nos rétines que nos tympans : la musique n’étant plus par moment ("Inertia Creeps") que la bande originale du light-show et du mur digital, conceptualisés par UnitedVisualArtists, qui barre le fond de la scène. Il s’y dresse un état des lieux vitriolé du monde moderne via des données chiffrées comparatives (salaires moyens, temps de garde-à-vue...), des citations, des unes de presse nationale et internationale... Le tout en français dans le texte (franc succès pour "La France tu l’aimes ou tu la quittes" suivi de "Sarkozy le voyou de la république"). Facile, un rien complaisant, mais efficace et visuellement marquant. Le show est total. D’ailleurs on prend le large pour en avoir une vue d’ensemble et quand "Atlas Air" s’étire en rappel, on est déjà parti en faire de même, à l’écart de la foule.

Tout en lui reconnaissant de vrais mérites, on ne s’était pas senti spécialement concerné, à sa sortie, par "Tourist History", premier album de Two Door Cinema Club. Mais on est curieux de donner sa chance à sa retranscription scénique. Le son plus sec, mais toujours agrémenté d’électronique, facilite la digestion d’une pop hyperactive et très démonstrative. L’ardeur et la maîtrise affichées par les jeunes irlandais impressionnent. Leur absence totale de prétention et leurs petites causeries avec le public achèvent de séduire. Outre quelques morceaux moins connus, l’intégralité de l’album est passée en revue. Dans le désordre. Mais avec beaucoup de bon numéros : "Do You Want It All ?", "Something Good Can Work" (léger bad-trip Mondial 2010 quand même), "Come Back Home" et "I Can Talk". Le public semble avoir tiré le gros lot et en redemande. On pense même s’y associer. Notre moral a repris des couleurs.

Par contre, les organismes ont souffert aujourd’hui. Correctement brassée ces dernières heures, la boue est devenue onctueuse, glutineuse. Elle est partout. On a l’impression d’en respirer, d’en manger, d’en boire, d’en fumer. On pense au programme du lendemain, chargé et porteur de beaucoup de promesses. On n’hésite pas longtemps. On fait logiquement l’impasse sur We Have Band. Sans regret, on laisse "Divise" résonner dans notre dos en se demandant si François Feldman a été crédité pour la ligne de basse. On pouffe bêtement, seul de surcroît. Il est clairement temps d’aller se coucher. Cette fois-ci, flotte ou non, il faudra bien dormir et dormir bien.

Dimanche : Christmas at the zoo

Ce matin, il pleut mais par intermittence. Du coup, ça va presque comme un dimanche normal à la Route du Rock. Les souvenirs des deux jours passés commencent à peupler l’album photos.

Les sons se brouillent un peu dans nos cerveaux bourdonnant. Il va falloir y faire un peu place. La dernière ligne droite se profile. The National. The Flaming Lips. Excitation. Vérification : le corps répond encore bien aux injonctions de la tête : la fatigue est présente mais l’accoutumance prend le relais. Soulagement. Par contre, la boue est encore omniprésente. Un anglais nu lui fait d’ailleurs sa fête en se jetant à répétition sur plusieurs mètres, tel le phoque sur la banquise. Avant de ressortir de la douche, immaculé et fier comme un anglais nu. La foule est en délire. Bon, ce n’est pas tout, il va falloir amorcer la pompe. Vite du rite : direction Chateauneuf pour le fameux petit-déjeuner extented version. La journée avance vite. Les nuages aussi. Vers 17h, le soleil irradie pour la première fois depuis vendredi. Extase.

Direction le Fort, non sans avoir fait un peu de rangement sur le camp (finir les bouteilles, retrouver les lunettes de soleil), pour le concert de Thus:Owls. "Yellow Desert", le premier contact est plutôt bon. Des notes ténues, de piano et de guitare, commencent à confluer sous l’impulsion de la batterie. Une flûte traversière... traverse un espace sonore largement occupé par les puissantes mélopées de la chanteuse Erika Alexandersson. Les suédois battissent des micro-symphonies bizarres, à la confluence du folk, de l’abstraction ou du jazz, toutes en décrochages et en embardées mélodiques. D’audace, ils n’en manquent pas mais leur orfèvrerie instrumentale, sa discrétion ou sa déraison selon les cas, se marient finalement assez peu avec une dramaturgie vocale envahissante. La manière est belle, le maniérisme moins.

Après une sympathique causerie-transat avec Josh T. Pearson où il sera en, en vrac, question de gadoue gainsbourienne, de rimes en franglais, de chèvres agonisantes et de détournement de mineures, nous voilà remis sur les rails binaires par Archie Bronson Outfit.

La bonne nouvelle se confirme : le boubou est enfin de saison. "You Have a Right to a Mountain Life / One Up on Yourself" : la batterie et la basse ponctionnent nos cages thoraciques, la guitare n’en finit pas de tournoyer au creux de nos oreilles, la voix hypnotique et chevrotante nous offre un point de fixation. Plus loin, "Hoola" rappelle, qu’avec la sortie de l’album "Coconut", Archie Bronson Outfit a enrichi son spectre psyché-blues-garage avec une coloration dansante made in DFA. Grand moment. Suivis par d’autres un peu plus flottants mais qu’importe. Quand les dernières notes de "Harness (Bliss)" rebondissent sur les murs du fort, on sait que le concert a solidement assuré la montée en puissance de la soirée.

Le cas Serena Maneesh va diviser. Même ceux qui ont plutôt succombé à la pyrotechnie noisy des norvégiens sont coupés en deux. Car, il faut quand même une bonne dose d’abnégation, ou d’alcool, pour passer outre certains éléments rédhibitoires : le fait que le groupe va citer in extenso son My Bloody Valentine Illustré (alors qu’il a d’autres cordes à son arc), la persistance à la scène des sonorités quasi-indus qui alourdissent le deuxième album et la pose absolument grotesque du leader Emil Nikolaisen (sa sœur et son jeu de scène sont nettement plus classes). Une fois qu’on s’est mis d’accord avec soi-même, il faut reconnaître que, si le groupe n’a pas inventé le fil à couper le son, il s’acquitte très bien de la saturation de notre perception auditive. Pour une sensation très physique et douloureusement plaisante qui culmine avec "Blow Yr Brains In The Mourning Rain". Après quoi, le final en forme de trois points de suspension vient assurer un palier de décompression salutaire.

Ils ont beau être un peu chez eux à la Route du Rock, trois passages en cinq ans, il ne faut pas s’attendre à ce que The National entre sans frapper, pille le frigo et mette les pieds sur la table. Non, c’est à pas feutrés que Matt Berninger et ses hommes se présentent devant le public malouin. En toute discrétion mais déjà avec l’intensité qu’on leur connaît, ils commencent par tricoter les arpèges d’un "Runaway" balayé par une douce brise cuivrée. Amortir pour mieux soulever : la triplette "Mistaken For Strangers", "Anyone’s Ghost" et "Bloodbuzz Ohio" dessinent des arabesques et des volutes à la trajectoire inexorablement ascendante. On suit le mouvement, on se laisse porter et on ne redescendra plus. Les nouveaux titres s’insèrent parfaitement aux côtés de leurs aînés des albums "Alligator" et "Boxer". Plus ancien encore, "Available", auquel s’arriment les dernières mesures de "Cardinal Song", est ressuscité pour saluer la fidélité du public français. On se sent bien, niché dans les replis mélancoliques de ce répertoire à la chaleur enveloppante. Proche de la fièvre même sur "Abel". Une dernière phase ascensionnelle s’amorce avec "England" tandis qu’un râle de bonheur collectif accueille le piano de "Fake Empire". Il ne reste qu’à assurer la mise en orbite définitive d’une grande majorité de l’audience. "Mr. November" et "Terrible Love" déchargent la tension positive accumulée et servent d’ultimes propulseurs. Même la boue est belle vue du ciel. Ce soir, c’est par la classe des new-yorkais que le public a été éclaboussé.

Il est plus de 2h, le concert des Flaming Lips vient de se terminer et bizarrement on émet des réserves : trop court, trop de latence entre les morceaux, trop de "Embryonic", pas assez de titres historiques (seul "She Don’t Use Jelly" est exhumée), voire le regret illusoire qu’un set "Dark Side of the Moon" n’ait pas été arrimé comme à Bonaroo... Autant d’objections justifiées, mais produites sous le coup d’un atterrissage forcé, et donc triviales. Parce que les Flaming Lips en live, ça pourrait être mieux mais finalement ça ne sera jamais moins qu’exceptionnel. On l’a compris quelques jours plus tard, la mémoire ayant proprement hiérarchisé nos souvenirs. Ceux, très sensoriels, de ce concert ont fini dans le peloton de tête. Et à l’heure actuelle, on donnerait un bras pour retourner faire la chauve-souris et le jaguar sur "I Can Be a Frog" ou lever les mains en l’air sur "See the Leaves", pour pouvoir rembobiner la cassette et se retrouver ce dimanche soir. Il est presque 1h00. Le spectacle de la scène, encore vide, en impose déjà : l’écran demi-circulaire, les amplis, les pieds de micro... tout est uniformément orange. Comme si un pot de peinture géant venait de se renverser. Le ton est donné : le show des Flaming Lips sera surréaliste, récessif, jouissif ou ne sera pas. Tandis que des petits hommes oranges débarquent sur scène, l’écran s’illumine. Une naïade psychédélique au vagin concentrique danse au milieu des étoiles, puis s’allonge face à nous pour accoucher des membres du groupes qui, littéralement, crèvent l’écran. Très symboliquement, Wayne Coyne est dans sa bulle, mais va au contact de ses congénères en rebondissant sur les spectateurs. Le riff puissant de "Worm Mountain" embrase l’air ambiant et donne le signal : les canons à fumée et à confettis tirent à feu nourri sur un public qui surnage au milieu d’énormes ballons, tandis que le Lips en chef, remonté sur scène, s’égosille au mégaphone... Ces dix premières minutes sont proprement ahurissantes. Et c’est loin d’être fini : d’immenses mains projetant des rayons lasers, une guitare bulle, des animaux gonflables, un ours qui prend Wayne Coyne sur ses épaules... Les Flaming Lips animent un atelier d’éveil pour tout-grands. Ils soulignent la cruauté du réel ("Taps") pour aussitôt le mettre entre parenthèse, le disloquer et nous affranchir de sa pesanteur. Ce faisant, ils ne distribuent rien de moins que des instants de bonheur et d’éternité. Le tout avec une exigence musicale, parfois violente, souvent onirique, en tout cas jamais prise en défaut. Dix ans après un set qui avait laissé sur le festival une empreinte de géant, les américains ont encore affiné leur science des rêves. Et forcément le concert s’achève, magnifiquement, sur la seule question méritant d’être posée : "Do You Realize ?". Maintenant, oui.

Retour sur le plancher des vaches, dans une sorte d’étrange flottement que The Rapture aura rapidement fait de dissiper : nullement impressionné par le concert qui a précédé, ou alors faisant très bien semblant, Luke Jenner remercie les Flaming Lips d’avoir ouvert pour eux. Voilà qui est assez symptomatique de l’esprit de (re)conquête avec lequel les new-yorkais vont enchaîner les tubes, cimenter la boue en dance-floor et faire bouger les derniers festivaliers vaillants. On ne sera pas de ceux-ci très longtemps, mais assez pour constater que les rouages de la machine ne sont en rien grippés : motifs de guitare aiguisés comme des machettes, basse funk rebondie, batterie façon train disco lancé à pleine vitesse, sans oublier les salves de cowbell caractéristiques... Avec ce son énorme et parfaitement profilé, The Rapture fait honneur à une case horaire parfois sinistrée. D’ailleurs, il reste beaucoup de monde. Dommage que notre cerveau ait fondu, que notre taux d’alcoolémie soit passé à l’orange Flaming Lips et que nos jambes revendiquent avec force la station horizontale.

Sortie de Route

Le démantèlement a commencé. Le village de tentes s’affaisse par îlots. Les bardas sont chargés sur les épaules. Le fardeau est visiblement lourd à porter.

L’entité festivalière se dissout progressivement. Des traînées humaines commencent à se former et convergent vers le parking ou les navettes. Elles croisent des tractopelles dans une indifférence mutuelle. Pas de doute, on est bien lundi. Et le goût amer qu’on a en bouche est rapidement attribué à celui d’un dur retour aux affaires courantes. Intendance sur le camping. Intendance sur le site. Intendance dans les têtes. Plutôt que de céder à la morosité ambiante, mieux vaut mettre un peu d’ordre dans ses souvenirs.

Laisser parler ses sensations. Elles sont nombreuses, elles sont bavardes et, une fois de plus, elles sont très bonnes. En additionnant vite-fait cette satisfaction avec la certitude de revenir, on va se résoudre à laisser le Fort de Saint-Père dans le rétroviseur. Et on prend la route. L’autre.

Post-scriptum...

Outre le concert des Flaming Lips, qui a fait office de gâteau d’anniversaire et de feu d’artifice commémoratif, cette vingtième édition a été très discrètement fêtée. Par petites touches impressionnistes :
- Les sacs de sable floqués du nom des groupes passés entre les murs du festival. Œuvre du collectif labor/dur. Une installation multifonctionnelle : madeleine de Proust, mobilier confortable, symbole résistant, digue contre la boue, promontoire pour prendre un peu de hauteur...
- Le concert surprise de Josh T. Pearson donné du haut des remparts, malheureusement malmené par la mise en place sonore des Flaming Lips.

- Le mix jouissif des Magnetic Friends dimanche soir qui a passé en revue, à vitesse grand V, les groupes qui ont fait l’histoire du festival. Frissons garantis.

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publié par le 09/08/11