Barcelone, Catalogne, Espagne. Primavera Sound 2006, 1er, 2, 3 juin.
85 groupes, sur une semaine en réalité. Stats encore : 44100 personnes sur les trois principaux jours. Sous couverture presque intégrale Estrella Damm - la cerveza, qui doit réaliser là son chiffre d’affaires de l’année. Poser d’abord le cadre : la ville à côté, ici le Forum, tout de béton (de la pelouse, aussi un peu) - car c’est un festival urbain, pas un truc de hippy avec camping ; la grande dalle, balayée par le vent, où la foule n’est pas toujours assez compacte. Pylônes (de béton). Coucher de soleil sur paysage de grues et de buildings en construction transpercés des derniers rayons du soleil. Usines surplombées de hautes cheminées. Et la Méditerranée qui s’étale, immense, insensible aux larsens. Seuls les nombreux bâtiments qui croisent et le vent viennent troubler sa surface. Des avions trouent régulièrement le ciel azur, avec le bon goût d’être assez éloignés pour ne pas interférer avec le vacarme musical. Bref, Barcelona ciudad, six scènes, des fêtards jusqu’au petit matin. Regretter parfois l’ancien lieu des réjouissances abandonné après l’édition 2004, le Poble Espanyol, plus chaleureux. Ne pas oublier également les odeurs de chiottes ou de station d’épuration planant continuellement sur le site, mais il en faut plus pour entamer le moral de festivaliers. Pour rester dans la même veine, à Primavera, on fait aussi dans la poésie, tendance surréaliste : comme affiché dans les chiottes au mode d’emploi traduit approximativement, « mouvoir la palanque avant et après chaque service ». De fait, il y avait un peu trop de trucs à oublier dans la prog. Se concentrer donc surtout sur le reste (en omettant par exemple les fins de nuits électro et DJs, Dinosaur Jr, Yo La Tengo ou le Brian Jonestown Massacre qui tourne un peu en rond sauf lors d’envolées psyché) ; et dauber aussi sur certains. Le tout dans le désordre.
Blocs de Beton
Commencer par Lemmy K. et son Motörhead, un bloc de béton dans celui de Primavera. : guitariste cabochard, fute en cuir, clope mâchouillée, guitare en X (il osera même la gratte avec flammes au cul) ; batteur aux cheveux décolorés à l’eau oxygénée, rappel du pire métal années 80 ; Lemmy, impérial, chapeau tendance guerre de sécession frappé croix de mort, célèbre barbe de rigueur. L’homme exsude le rock primitif, brutal et inconséquent, médiocre et sublime, ventru et musculeux. Le Motörhead semble échappé de l’asile rock et laisse tout latitude à sa démence, décibels ultra élevés à l’appui, malgré son grand âge, par-delà les clichés assumés et la ringardise qui guette parfois.
Evoquer un échec (constat complètement subjectif, le photographe ayant une tout autre opinion, mais c’est pas lui qui a le clavier) : après ça, Pete Doherty essaiera de se laisser pousser les poils, peine perdue, ses Baby Shambles furent encore une fois à la limite du pathétique, bien en deçà des attentes placées en eux depuis les pourtant moyens Libertines. D’ailleurs, sur leur première galette, les Dirty Pretty Things de son ex-comparse Carl Barat ont réussi une bien meilleure opération. Incapables de mener de a à z un morceau, les Baby Shambles pratiquent le décousu, sans la classe que tel exercice implique. La ficelle est un peu grosse. Ne pas oublier les Espagnols de 12Twelve (saxo, contrebasse, guitare distordue, etc.) qui tricotent un rock lorgnant free jazz, déjanté et hallucinogène, mais un peu trop cérébral.
punkette sexy & vieux briscard
Parler de ces gars de Toronto, les Constantines, qui déploient un rock rugueux, raccord avec la voix éraillée du chanteur. Le public est clairsemé - trop tôt pour les Barcelonais -, toutes les compos ne sont pas convaincantes, mais quand elles cartonnent, la mayonnaise prend. Le journal local Viernes nous parle de rencontre entre le rock épique de Springsteen et la tension de Fugazi. Heureusement, ça n’a rien à voir. Evoquer Yeah Yeah Yeahs et la brutalité syncopée du batteur dément, du gratteux pas en reste, les feulements et hurlements de Karen O, graine de punkette sexy. Se souvenir d’un vieux briscard. Mick Harvey - ex-compagnon de route de Nick Cave avec Birthday Party et les Bad Seeds, excusez du peu-, et son humour à froid, réussit à créer un véritable climat. Le gentleman australien, flanqué d’un combo classieux (contrebassiste, batteur, organiste/guitariste), armé de son électro-acoustique, dit peut-être n’importe quoi entre les morceaux, mais la magie opère, envoûtante. Dans un festival rock tirant sur le bruyant, il faut l’aplomb et le talent pour réussir ce tour de force. Déconner du côté des Drive By Truckers. Inénarrables bouseux de l’Alabama, ils enquillent comme il se doit des mauvais remakes de Lynyrd Skynyrd (et des Stones, car le leader a aussi la prétention de vocaliser à la Mick Jagger) avec le sérieux qu’il sied à telle entreprise. Les chorus s’enchaînent, garantie vintage made in US sudiste, tous potards à 11. On reste pas, le second degré ça va un moment.
Festival urbain
S’étonner sur les Killing Joke et leur chanteur à voix d’outre-tombe maquillé en clown triste, qui envoient un tsunami sonique. En plein délire gothico-indus, les vieux métallurgistes sont toujours passionnés par l’acier trempé et les alliages en tout genre. Malgré son costume entre moine et leader fascisant-déconnant, Jaz Coleman se marre aussi, visiblement heureux d’être là, sans égard pour sa panoplie dark. Convoquer ESG, cinq nanas blacks (trois jeunes et deux historiques) qui moulinent du pur groove avec une économie étonnante de notes. Sans clinquant, sans emphase, méchamment efficace, la mécanique tourne. Le panache funk, même les rockeux de base chopent le virus et essaient de remuer leurs docks/santiags. Régresser avec le grand Flaming Lips circus show, qui a monté son chapiteau sur la grande scène. Effet visuel garanti avec les tribus de pères Noël et de Martiens de part et d’autre de la piste tout au long du set (ces mecs sont-ils payés ou bénévoles ?), bluffantes les mains géantes exhibées par le chanteur, petit laïus anti-bush de rigueur. Et la musique dans tout ça ? Pas mal, bien barrée, exubérante, des incursions psychés, mais verse parfois un peu trop dans la pop gentille. Se remémorer Deerhoof, son set intense, nerveux, sans temps mort, quoique un peu bref et faiblard niveau son. Les trois Ricains - chanteuse asiatique armée d’une basse à la Mc Cartney, guitariste déstructuré portant haut son instrument et batteur pilier de l’édifice - produisent un objet peu identifiable, toujours à la limite de la rupture, à l’architecture bancale et mouvante. Aux accents Blonde Redhead (et pas seulement parce que la chanteuse est asiatique), Deerhoof assure, syncopé et malade, habité, totalement barge, et drôle parfois. Conclure avec les Violent Femmes, leur show ramassé, rock’n’roll en diable, malgré leurs dégaines d’étudiants américains attardés. Rustiques, portés par la voix de Gordon Gano, une batterie minimale ultra-efficace et par un bassiste qui se paie le luxe de manier à l’occasion la une-corde ou de jouer de la conque, ils vont à l’essentiel. Ils tirent le meilleur des profondeurs de la musique US, country notamment, et en extraient une essence mutante, qui fait mouche. Festival urbain oblige, Primavera c’est aussi le périple du retour dans la nuit ou au petit matin selon la forme : attraper un bus ou un métro qui fleure bon les vapeurs d’alcool, descendre la Rambla en se faisant alpaguer par des professionnelles, maudire les touristes américains qui s’essaient à jouer du kazoo alors que pour une fois on voudrait sombrer. Et tenter de fermer l’œil sur l’avenue qui dort le moins à Barcelone avant de pointer à nouveau son nez dans l’antre aux décibels.