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publié par Mickaël Adamadorassy le 04/04/18
Annihilation - Alex Garland
Alex Garland

La première fois que j’ai vu Annihilation, j’ai presque tout détesté du film d’Alex Garland. Pourtant le livre qu’il est censé adapter, écrit par Jeff VanderMeer est l’une des œuvres littéraires les plus marquantes du fantastique de ces dernières années. Un récit dont on se délecte autant pour la beauté de l’écriture que pour l’originalité de son univers, ses personnages atypiques mais fascinants. De tout cela, Garland ne garde qu’une trame générale, un décor et quelques images fortes. Entre ces pointillés, il trace sa propre histoire, qui diverge tellement du roman que VanderMeer, qui a apprécié le film, le voit plus comme le récit "d’une autre expédition dans la zone X".

Vous vous demandez sûrement ce que c’est cette fameuse zone X, ou plutôt le Miroitement puisque c’est le nom qu’on lui donne dans le film. Si ça vaut le coup de s’y aventurer, au travers du film ou du livre. Ou des deux. Et si oui dans quel ordre ? Ça tombe bien, je vais répondre à toutes ces questions dans cet article mais je peux déjà vous dire que la deuxième fois que j’ai vu Annihilation, en faisant le plus possible abstraction du livre, mon opinion a complètement changé.

Bulle de savon

Le Miroitement, ou « The Shimmer » en VO, c’est à la fois une zone mystérieuse apparue soudainement dans un parc naturel américain et la barrière surnaturelle qui l’entoure, matérialisée par les reflets irisées que produit la lumière qui la traverse. Imperméable à la technologie et aux ondes, mortelle pour ceux qui osent s’y aventurer, la zone X (on conservera le terme du livre car le Miroitement ce n’est pas très beau) ne cesse de s’étendre. Elle menace d’engloutir la base érigée à proximité par le Rempart Sud, l’agence secrète chargée de surveiller et d’enquêter sur le phénomène. Ensuite ce sera les villes aux alentours puis tout le pays et qui sait... la Terre entière.

Puisque la technologie ne suffit pas à percer le mystère, le Rempart Sud envoie des humains explorer la zone X mais jusqu’à présent chacune des expéditions s’est soldée par la mort présumée des participants. Lena (Natalie Portman) est la femme de Kane, un des militaires de la dernière incursion, dont on est sans nouvelles depuis plus d’un an.

Bi-classée

Et puis voilà qu’un soir il est à la maison, sans aucun souvenir de ce qui s’est passé. Et tout aussi soudainement il se met à cracher du sang et à convulser. Le Rempart Sud qui a appris on ne sait comment ce retour inattendu intercepte l’ambulance qui conduit Kane à l’hôpital et "enlève" le couple.

Soigné dans la base de Rempart Sud, Kane s’étiole peu à peu, sans qu’on sache exactement de quoi il est atteint. Lena apprend l’existence de la Zone X et demande à faire partie de la prochaine expédition, avec l’espoir de comprendre ce qui est arrivé à son mari et de pouvoir le soigner. Et comme elle a à la fois un passé de soldat et une carrière de biologiste, elle est acceptée pour cette mission composée uniquement de femmes scientifiques. Ce qui n’est pas du tout un manifeste féministe mais une stratégie de variation permanente des paramètres de mission (la précédente ne comportait que des soldats de sexe masculin).

Girl Band

A partir de cette situation de départ et des mêmes personnages, film et livre divergent rapidement. VanderMeer nous raconte avant tout la zone X et les personnages qui n’ont pas d’autres noms que leurs fonctions dans l’équipe. Psychologue, géomètre, biologiste, anthropologue sont les sens avec lesquels il explore la nature sauvage en pleine mutation dans le Miroitement. Ces personnages ne sont pas équipés pour ce qui va leur arriver, leur mort est annoncée dès le début, et on a une conscience aiguë de leur vulnérabilité : en dehors de quelques armes archaïques, on leur refuse toute technologie moderne car on a peur de ce que la zone X pourrait en faire. Leur principal moyen de protection est un boitier avec un voyant lumineux. Une seule instruction : s’il s’allume, il faut se mettre à l’abri dans les trente minutes. Mais de quoi ? Peut être des bêtes sauvages, peut être de la créature dont on entend le gémissement lugubre toutes les nuits...

Trans-mutation

Garland, qui réalise et scénarise, remet lui les personnages au centre de l’histoire. Certes on va explorer un endroit mystérieux où quelque chose dérègle la nature, mélange ou mute les plantes et les animaux dans des mises en scène parfois poétiques, parfois macabres. Mais les personnages ici ont un nom et une histoire. Ils y entrent arme au poing et avec la volonté de percer le mystère et d’en revenir. Dans le cas de Lena et Kane, on apprend les détails de leur histoire au fur et à mesure, distillés sous forme de flashbacks. Pour les autres, c’est beaucoup moins développé, quelques mots dans une conversation, une réaction inattendue qui éclaire sur le caractère. C’est une des filles qui explique que pour accepter une mission suicide comme celle-là, il faut avoir quelque chose de cassé, une fêlure en soi. Au début du film, on observe Lena parler à ces élèves des cellules humaines qui sont programmées pour s’auto-détruire. De la même manière, les membres de l’expédition portent toutes en elle le germe de l’annihilation sous des formes variées.

Garland fait en un sens l’exact opposé de VandaMeer : il se sert de la zone X comme d’un révélateur, un catalyseur, une épreuve ultime et totale pour ses personnages. Il introduit une sorte de réciprocité absente du livre, qui relève autant de la contamination que du phénomène quantique : on ne peut pas sortir indemne de la zone X mais en un sens on transforme aussi la zone X, comme un virus qui est capable d’introduire son propre matériel génétique dans l’ADN de son hôte.

Tout cela n’est bien sûr qu’une interprétation des évènements, le film ne donne pas d’explications, en dehors de l’avis des personnages, et c’est ce qu’il fait peut être de mieux. Être un terreau fertile pour de multiples théories et interprétations comme Internet en raffole, rappelez-vous Lost et le plaisir de décortiquer chaque épisode pour essayer d’en percer tous les mystères. Vous trouverez donc déjà une quantité d’articles sur le film qui vous promette de tout vous expliquer, l’un des plus intéressants pousse très loin le parallèle avec le cancer. De quoi se demander si ce que l’on retire d’Annihilation ce n’est pas aussi ce qu’on y amène. (oh la jolie mise en abîme !)

Shibari

On a là tous les attributs des meilleures œuvres de la SF et du fantastique, comment les choses les plus éloignées du réel peuvent paradoxalement nous éclairer sur celui-ci, sur notre propre nature. Là où Garland rate le grand film, c’est qu’il n’a pas su construire chez le spectateur une vraie empathie pour les personnages : en dehors de Lena, ce sont les mêmes archétypes que chez VandaMeer. Sauf que ça ne peut pas fonctionner pour "son" Annihilation. Difficile de s’attacher à des personnages à peine esquissés et de donner du sens à la transformation qu’ils subissent. Pour Lena et Kane c’est encore pire, Garland tente bien de leur donner une histoire mais elle est assez sordide et en même temps presque banale. Ni le réalisateur, ni ses acteurs n’arrivent à convaincre de la force de cette relation, que sa beauté ou sa force en fasse quelque chose qui mérite de survivre. Heureusement que Natalie Portman arrive à donner de l’épaisseur à son personnage sinon le film n’aurait été qu’une belle coquille vide.

Pas si belle que ça d’ailleurs... le visuel du film est assez inégal : certaines des bizarreries de la zone X sont superbement rendues à l’écran mais pour d’autres, en particulier dans le phare, on a vraiment l’impression de voir un décor en papier mâché, réalisé avec talent mais qui ne fait pas "vrai". Quand aux mutations que la zone X impose à la nature, les stigmates sont un peu trop localisés, trop peu nombreux. Ils n’évoquent pas quelque chose de radical comme un cancer ou une métamorphose, mais un phénomène épars, anecdotique. Il y aussi ce design à la Giger , pas du tout raccord avec le reste qui est parachuté pendant le final, qui est d’ailleurs sûrement la meilleure partie du film.

Ça va être très compliqué de vous expliquer pourquoi sans vous spoiler mais disons que c’est le point dans l’histoire où Garland s’est complètement affranchi du livre et nous offre une longue séquence étrange, flippante et belle qui n’appartient qu’à son imaginaire et sa vision de ce qu’est la zone X. Visuellement mais aussi musicalement.

Mysterons

La bande-son, composée par Geoff Barrow de Portishead et Ben Salisbury est l’une des qualités indiscutables du film. Les deux se sont connus en ... jouant au foot ensemble et ont fini par collaborer sur la BO d’un des films précédents de Garland, Ex Machina. Il leur fait à nouveau confiance pour ce projet et le résultat est une approche à la fois classique, longues nappes, cordes dissonantes mais sort parfois des sortiers battus avec beaucoup de réussite. Dès qu’on a du bizarre, du surnaturel au cinéma, la tendance est plutôt d’utiliser des synthétiseurs pour produire des sons tout aussi étranges voir psychédéliques. Dans Annihilation, on retrouve surtout une guitare acoustique arpégée en fil rouge, du waterphone, des cordes et des chœurs. Souvent discrète, immersive, utilisé comme un "tapis" d’ambiance plus qu’une partition structurée, cette musique et en particulier la guitare acoustique contribue énormément à retranscrire l’atmosphère étrange de la zone X, un endroit qui peut être mortel mais qui a aussi quelque chose du rêve éveillé, par une chaude journée d’été où même la lumière semble ralentir. On est presque pas surpris de trouver une chanson de Crosby, Stills & Nash au milieu d’un film catégorisé SF.

Mais il y a donc cette séquence de fin superbe, construite à la fois par Garland et son duo de compositeurs, qui intègre une courte pièce de Moderat, The Mark sur l’album II et une longue composition de Barrow et Salisbury. C’est le seul moment où les sons synthétiques sont utilisés et le résultat est une séquence qui vous laisse sur le cul, quinze minutes sur lesquelles on peut déjà mettre un status "culte". Les musiciens inventent un langage jamais entendu, tandis que le montage de Garland crée une interaction parfaite avec les images, les deux ensembles c’est un choc physique, une sensation qui vous prend aux tripes, pour peu que vous montiez le son et que vous ayez un système son décent. On est tout à fait favorable au système de sortie Netflix mais pour le coup on se dit que c’est dommage de ne pas avoir pu expérimenté ça dans une salle de cinéma, surtout que la manière de filmer et la composition des plans de Garland sont clairement prévus pour vous ne mettre plein la vue sur grand écran.

La fin justifie le moyen ?

Comme il est de rigueur dans le genre "mystère", dans Annihilation chaque réponse amène des questions encore plus étranges tout en évitant le syndrome "Lost" (tout ça pour ça ??????) ou de vous donner l’impression que vous vous êtes fait arnaquer et que rien de tout ça n’a un sens. Le film en laissera pas mal circonspects, en perdra beaucoup en route aussi mais au tout premier degré il a une fin qui ressemble à une fin. De toute façon, il n’y a pas de suite de prévue, Garland n’est pas intéressé et en éjectant des éléments importants du livre, il a rendu quasiment impossible le portage à l’écran des suites, dans la continuité de son adaptation en tout cas.

Après s’être renseigné sur le développement du projet, on comprend un peu mieux les choix de Garland : il a écrit le scénario avant que les deux suites ne sortent, alors que les trois tomes d’Annihilation forment un tout. Il ne disposait donc pas des explications qui allaient venir et se trouvait face à ’un livre déjà ardu de par son écriture mais surtout qui se termine sans vraiment se terminer. Dès lors ça a vraiment du sens de ne pas chercher la fidélité à tout prix mais plutôt de préserver les atmosphères, les fulgurances du livre et d’essayer d’apporter à lire sa propre interprétation qui en fasse un tout satisfaisant, là où le livre n’était qu’une première étape.

L’adaptation de Garland est pas une réussite complète pour autant mais le film a aussi beaucoup de qualités qui lui sont propres, dans la même veine, très cérébrale voir contemplative d’une SF moderne représentée par Arrival, Monsters ou encore Midnight Special. Et puis il y a cette superbe séquence finale, à montrer dans les écoles de cinéma, à tous les compositeurs de musique à l’écran.

Alors oui il faut voir Annihilation le film, de préférence avant de lire le livre. Et oui il faut lire le livre, absolument. Si vous avez vu le film, c’est une autre histoire et si vous estimez que le film a allumé un petit arc-en-ciel dans votre cerveau, la trilogie c’est carrément un spectacle cosmique avec galaxies, trous noirs, big bang, supernovae, la totale et plus encore.

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publié par le 04/04/18