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publié par arnaud le 23/02/06
The Drift
- Noumena
Noumena

Critique de la raison pure

Quand Danny Grody, guitariste au sein de Tarentel, s’acoquine avec Rich Douthit, batteur de Halifax Pier et deux musiciens issus de la scène jazz de San Francisco, Safa Shokrai à la contrebasse et Jeff Jacobs à la trompette, on obtient The Drift, dont Noumena, sorti sur l’excellent label Temporary Residence, constitue le premier long format. S’inspirant de l’écrivain Italo Calvino, tout comme des Oblique Strategies de Brian Eno (plusieurs jeux de cartes dans la lignée des exercices divinatoires du Yi-king ou des maximes contenues dans les fortune cookies des restaurants sino-américains), les membres de The Drift prennent l’art comme un ensemble qui ferait abstraction de toute séparation, de tout genre. Le titre même de l’album fait appel à Kant, au concept de noumène, « chose en soi », dont on ne peut qu’envisager l’existence, sans pouvoir en faire l’expérience. Comme si l’art ne pouvait être expliqué de manière raisonnable. L’idée peut certes prendre des allures ronflantes, mais jamais ici on a l’impression que ces gens s’écoutent parler, ou plutôt, jouer. Non, l’ensemble reste fluide et tout à fait accessible.

LABYRINTHE JAZZY

En guise de présentation, Gardening, Not Architecture, met les choses au clair : même si au cours de l’album, le groupe pourra par moments évoquer Tortoise, époque T.N.T., il ne choisira jamais la facilité et les sentiers convenus d’un post-rock lounge, tendant parfois un peu trop vers une musique pour cocktail (pour ne pas dire ascenseur...). Au contraire, The Drift attaque avec un mélange de cordes et de cuivres qui rappelle le dernier Tarentel, imbroglio des plus abstraits dont on se demande bien comment il va pouvoir trouver une direction précise pour évoluer. C’est pourtant chose faite grâce au jeu de batterie de Douthit, tout en progression et en esquisses, jusqu’à laisser partir le titre vers un développement plus mélodique et atmosphérique.

Mid-tempo et contrebasse groovy apportent la base pour les explorations sonores de Grody à la guitare et de la trompette en delay de Jacobs. Quand la rythmique affirme encore plus sa facette jazz c’est pour soudain virer vers quelque chose de totalement différent, laissant ainsi la place sur la seconde partie d’Invisible Cities aux motifs tourmentés des distorsions de guitare, lesquelles amènent le morceau vers un autre univers. Noumena est ainsi fait, espèce de labyrinthe autosuffisant, chaque instrument se nourrissant de l’autre pour procurer à l’ensemble une furieuse impression de vie.

HYPNOTIQUE

Lorsque les guitares restent sages, le son clair, l’ensemble tend vers les sonorités d’un autre groupe signé chez Temporary, le collectif allemand du Kammerflimmer Kollektief, mais dès que Grody drape ses lignes harmoniques de delay ou de distorsion, nous voilà plongés dans un univers singulier que seul Do Make Say Think saurait concurrencer. Tout au long de Noumena, on n’aura de cesse de penser aux Canadiens, tant la démarche de The Drift semble voisine. On prêtera aux Américains une vision plus économe du son, principalement due au fait que chez DMST la section des cuivres est quand même un peu plus importante. L’album trouve son apogée sur Transatlantic : introduction tout en retenue, va-et-vient réverbéré de guitares inquiétantes et contrebasse comme cymbales jouées à l’archet. Le tout débouche sur une rythmique menée par la ligne de basse sur laquelle se posent les nappes de guitares toujours, rejointes par un clavier et la trompette hantée de Jacobs. Puis, pris d’une soudaine montée de saturation, l’ambiance change du tout au tout, se lançant dans une course effrénée, les vagues de guitares s’accélèrent, la trompette mugit au gré du courant. Transatlantic est l’illustration même de l’album, retranscrivant fidèlement l’interaction entre chaque élément. Les musiciens y font voler en éclat les codes établis, étirent au maximum la courbe du temps, pour parfois instaurer une pause en plongeant dans un motif répétitif des plus hypnotiques.

MISE EN ABÎME

Chaque morceau ici, est une mise en abîme de l’album, qui, pris dans sa totalité, constitue un océan mouvant dans lequel on se noie bien volontiers. Abysses profonds, vagues qui submergent ou bans de sable nu, la traversée est haute en couleurs et peu avare de sensations fortes. Noumena invite à la contemplation du magnifique, de l’inconnu, comme le suggère son étymologie. Il n’y a rien à comprendre, rien à démontrer, tout est ici question d’intuition, de feeling : le résultat est là devant nous, en mouvement, si proche et en même temps impossible à capturer.

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publié par le 23/02/06
Informations

Sortie : 2005
Label : Temporary Residence