Nous gardions un excellent souvenir de l’interview que nous avait accordée Amanda Palmer en juin dernier, avant la sortie de son premier album solo. Mais il nous en restait une légère frustration : celle de ne pas l’avoir filmée. Lire ses réponses, c’est toujours passionnant, mais la voir et l’entendre, c’est encore mieux. C’est qu’Amanda est un sacré personnage : vivante, exubérante, espiègle, avec des expressions franchement savoureuses. Nous espérions donc une deuxième rencontre, filmée cette fois-ci.
Quelques mois plus tard, nouveau rendez-vous dans un hôtel du 18ème à la veille d’un concert renversant à la Boule noire, qu’elle assurera avec la jambe dans le plâtre suite à un accident survenu en cours de tournée. Entre temps, nous avons (beaucoup) écouté le formidable Who killed Amanda Palmer, l’un de nos gros coups de cœur de l’année. Les questions s’orientent donc plus précisément sur les chansons de l’album et sur la série de vidéos qui les accompagne. Après la fin de l’interview, elle nous propose de rester dans sa chambre d’hôtel pour nous montrer sur son portable, ainsi qu’à d’autres journalistes présents, la vidéo encore inédite de “Leeds United”. Cadeau bonus d’une rencontre dont on ressortait déjà avec un sourire jusqu’aux oreilles.
La vidéo de l’interview est en ligne ici.
Merci à Karine de Roadrunner, à Bruno pour les images et à Amanda pour sa bonne humeur communicative.
Dans le livre accompagnant le premier album des Dresden Dolls, tu parles d’une chanson que tu détestes profondément, “What’s the use of wond’rin”, tirée d’une comédie musicale. Pourquoi l’avoir reprise sur ton album ?
J’avais rendez-vous avec Annie Clark de St. Vincent, on avait prévu de faire quelque chose ensemble mais on ne savait pas encore quoi. On avait réservé une journée dans un studio de New York parce qu’on s’y trouvait en même temps, parce qu’on est amies et qu’on se disait que ce serait marrant de travailler ensemble. À cette époque, je flippais pas mal pour mon album. Je l’avais à moitié terminé mais je ne savais pas encore ce que j’allais y mettre, tout était en suspens. La veille de cette journée en studio... Je croyais qu’on allait simplement improviser, peut-être écrire quelque chose. Mais en pensant à la voix d’Annie, ce soprano parfait, je me suis dit : « Ce serait totalement dément de faire une reprise de la chanson la plus atroce de Carousel avec sa jolie petite voix de soprano et la mienne ». Et c’est ce qu’on a fait. Je l’ai appelée pour lui demander si elle connaissait la chanson, elle m’a répondu que non, je lui ai dit : « Je te l’envoie par e-mail, apprends-la ce soir, c’est très facile ». On est entrées en studio le lendemain. Je ne le savais pas, mais c’est un vieux studio de New York, l’Edison Studio, qui date des années 30 ou 40. Il y a un piano à queue, un célesta, des vibraphones, plein de petits jouets géniaux, et c’est comme ça qu’on a fait les arrangements de la chanson, en essayant de tout utiliser. Je ne pensais pas qu’elle finirait sur l’album. Mais à mesure que le temps passait, elle y a trouvé sa place. J’aimais particulièrement l’idée de la faire suivre par “Oasis”, ça fournissait un contrepoint parfait. Mais ce qui me contrarie, c’est que j’ai lu des commentaires ou des questions de fans qui prenaient la chanson au sérieux. Et ça me fout vraiment la trouille qu’ils n’aient pas compris la blague... Mais je crois que la plupart des gens ont saisi.
“Strength through music” commence par un extrait sonore tiré d’un dessin animé, Strindberg & Helium. Un contraste intéressant pour cette chanson plutôt tragique qui évoque le massacre du lycée Columbine. D’où est venue l’idée ?
Ça collait bien, tout simplement. En studio, on faisait pas mal de pauses pendant lesquelles on se montrait des vidéos sur YouTube et divers trucs sur le Net. Mais on ne quittait pas le studio, on n’avait nulle part où aller. Donc on regardait des trucs sur YouTube pour passer le temps. Comme Ben [Folds] et Joe [Costa] ne connaissaient pas Strindberg & Helium, je le leur ai montré. Et ils ont adoré. On a commencé à le regarder de manière obsessionnelle. Je crois qu’on écoutait peut-être la chanson à ce moment-là... Mais l’un de nous deux, Ben ou moi, a dit : « Il faut intégrer cette voix à cette chanson ». On a cherché l’extrait qui collerait le mieux. Et je voulais aussi au départ qu’on entende des bruits de clavier et de souris en arrière-plan avant que la chanson commence, mais on les a virés. De toute façon, n’importe quelle idée peut fonctionner. Des fois, c’est bien de prendre certaines décisions par hasard. J’en suis arrivée à un stade où j’ai anticipé mes propres choix, j’ai fait une version de la chanson sans cette voix mais il manquait quelque chose. Donc je l’ai laissée.
C’est intéressant d’avoir pris un élément comique et d’en faire cet extrait à la tonalité menaçante qui s’intègre magnifiquement.
C’est aussi intéressant de voir que les fans ont tout un tas d’idées sur ce que ça signifie. Je crois que je savais que ça se produirait, et c’est une bonne chose.
À propos de contraste, “Oasis” raconte l’histoire sinistre d’une adolescente qui avorte suite à un viol, mais sur un ton plutôt enjoué.
J’adore ça. L’art que je préfère est souvent celui qui fait se rencontrer une extrême noirceur et une extrême légèreté. C’est généralement là qu’on obtient des choses magnifiques, inexplicables. L’art est formidable pour ça. On a plus de mal à y arriver dans la vie. Dans la réalité, il y a l’humour, qui se résume aussi à cette rencontre entre noirceur et légèreté. Mais dans l’art, on peut prendre des choses vraiment douloureuses et des choses légères et les coller ensemble, littéralement. C’est souvent dans cette zone de flou qu’il se produit les choses les plus géniales. Et je crois aussi que les arrangements de Ben sur cette chanson montrent parfaitement à quel point l’interaction entre Amanda Palmer et Ben Folds fonctionne bien. Il savait exactement quoi faire. Ce n’est ni exagéré, ni surproduit. Ce sont simplement de très chouettes arrangements pop.
Dans cette chanson, la jeune fille est fan d’Oasis et de Blur, qui étaient très populaires il y a au moins une douzaine d’années. Comme si ce personnage était au lycée ou à la fac à peu près à la même époque que toi.
La chanson est vieille. Je l’ai écrite il y a environ sept ans. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai choisi ces deux groupes. Mais ça collait.
Au départ, tu ne voulais pas que “Runs in the family” figure sur l’album et c’est Ben Folds qui a insisté...
Les paroles sont nées des frustrations qui étaient les miennes à vingt-deux ans. J’ai fait la paix avec une grande partie de ces sentiments. C’est bizarre de déterrer un vieux conflit dans le cadre d’un nouveau disque. Ça peut donner l’impression de faire marche arrière. C’est comme affirmer au monde « J’ai un vrai problème avec ça » alors que ce n’est pas le cas. Et les paroles font un peu trop ado torturée. Je crois que j’ai laissé Ben gagner parce que c’est pour ça que je l’ai choisi comme producteur, pour qu’il contredise mes choix. Et il a eu raison. C’était presque un défi, il fallait qu’il en fasse quelque chose de vraiment excellent... Et c’est ce qu’il a fait, le résultat est tout simplement génial. Donc il a eu raison.
Tu as écrit cette chanson à la même époque que “Half Jack” ? Elles abordent sous un angle similaire le thème de l’héritage familial.
Oui, elles ont été écrites à la même période, dans un intervalle de six mois environ.
Tu utilises souvent des références à des chansons dans tes paroles, mais jamais de manière aussi évidente que dans “Blake says” avec le Velvet Underground.
C’est vrai, mais c’était volontaire. La chanson était un hommage à la façon dont le Velvet Underground faisait ça, donc j’ai essayé de caser un maximum de références pour que ce soit vraiment évident. Au départ, il y avait aussi des citations de David Bowie, dans un passage qui a été coupé. Mais Blake aime aussi bien le Velvet Underground que David Bowie, donc ça se tient.
Les vidéos accompagnant l’album forment un ensemble cohérent, mais chacune possède une atmosphère bien particulière qui reflète celle de la chanson. Comment le projet a-t-il été conçu ?
Au départ, il y avait deux idées pour réaliser cette série. D’abord, on voulait que ces vidéos soient extrêmement simples, et ensuite que ce soient des performances filmées. Pas de grands concepts, pas d’intrigues compliquées... (Cogne la lampe par accident) Pas de démolissage de lampe... J’avais l’impression qu’on se perdait un peu dans les vidéos des Dresden Dolls, Michael Pope et moi, on réfléchissait trop aux intrigues, aux concepts... Alors que certains des clips les plus marquants sont souvent ceux qui montrent simplement quelqu’un en train de chanter... On prenait comme exemple celui de Sinéad O’Connor : on ne voit que sa tête, mais ce clip est une vraie tuerie. Et c’est ce qu’on a fait avec “Astronaut”, “Runs in the family”... L’idée, c’était vraiment : on ne complique pas trop les choses. Il n’y aura que la caméra et toi, tu vas chanter en play-back et casser la baraque. Et profiter de ton charisme. On voulait aussi faire le lien avec l’idée de « Qui a tué Amanda Palmer ? » On a donc relié les vidéos entre elles grâce à ces vignettes intermédiaires. Tout ça deviendra plus clair un peu plus tard, quand tout sera bouclé.
Quelle est ta vidéo préférée de la série ?
(Réfléchit un moment) Sans doute “Strength through music”. Je crois que je n’avais jamais tourné de clip aussi fort sur un plan émotionnel. Et je savais qu’on devait faire très attention avec une chanson comme celle-là. On n’avait pas le droit de faire quelque chose qui sonne faux. La chanson était trop importante pour ça. Il fallait que ce soit simple, efficace et pas larmoyant. Je crois qu’on a réussi. Et j’en suis vraiment ravie. Le tournage a été incroyable, parce qu’on travaillait avec de vrais lycéens. On ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’ils vivaient cette expérience cet après-midi-là dans leur lycée, qu’ils couraient dans les couloirs pour échapper à ce camarade imaginaire qui les pourchassait avec une arme, en sachant que ça existe et que ça venait d’arriver pas très loin de là. Ça les a beaucoup touchés. C’était assez douloureux d’assister à ce processus.
Il reste deux vidéos encore inédites, pour “Leeds United” et “Oasis” ?
Elles sont très différentes. Celle de “Leeds United” est une vidéo à gros budget, très ironique, qui se moque d’une diva du rock. On l’a tournée à Londres avec pas mal de fans. Elle est assez débile et on s’est bien marrés à la tourner. Il y a des gens qui se balancent de la nourriture et plein de figurants. Celle d’“Oasis” a un plus petit budget, elle est tournée quasiment en plan fixe, et elle va sans doute choquer pas mal de gens. C’est une représentation littérale et théâtrale de la chanson. (Éclate de rire) Celle-là m’éclate, je la trouve vraiment hilarante. Je crois que les chrétiens conservateurs ne vont pas en être très fans. On verra bien. Mais si on a de la chance, Obama sera élu président et on n’aura pas à s’en inquiéter.
Suite à ton accident, as-tu été obligée de modifier ton jeu de scène ?
Pas vraiment. On a coupé certaines chorégraphies, et il y a des moments où je suis censée sauter d’un côté de la scène ou me mettre à courir, au lieu de quoi je me fais porter par les acteurs et déposer ailleurs. Mais c’est plutôt drôle dans le cadre du spectacle, donc ça fonctionne. On a contourné le problème. Je n’ai rien dû annuler, même pas le jour de l’accident, je suis allée directement faire le concert.