On serait presque intimidés au moment de découvrir ce Mutants Merveilles. Car s’il y a une qualité qui frappe régulièrement dans le travail de Katel, sur ses propres albums comme ceux qu’elle réalise pour d’autres, c’est son degré d’exigence. Mais aussi sa volonté de concevoir chaque album comme un ensemble porté par une ligne directrice forte, plutôt que comme une simple suite de chansons écrites dans un temps donné. À la sincérité poignante et rageuse de Raides à la ville (2008) avait succédé la recherche formelle qui sous-tendait Decorum (2010), puis la bouleversante traversée intime d’Élégie (2016) dont nous ne nous sommes toujours pas complètement remis. Au moment de découvrir de nouveaux morceaux, on se dit qu’il viendra bien un jour où un album nous parlera moins, où il ne sera pas tout à fait à la hauteur, parce que ces choses-là arrivent même aux meilleurs et aux plus audacieux des artistes que nous aimons.
Ce ne sera pas pour aujourd’hui.
Euphorie politique
On retrouve sur Mutants Merveilles cette capacité à travailler le son, à réfléchir la forme dans une quête de perfection, à ne jamais rien laisser au hasard, sans pour autant étouffer l’émotion. À l’image du paradoxe apparent de son titre, c’est un album simple et complexe à la fois. Il adopte, en poussant l’exercice beaucoup plus loin, une structure binaire similaire à celle de Decorum. Un versant fluide et lumineux, un autre plus abrasif et expérimental. Mutants Merveilles commence par nous montrer son visage le plus accueillant, le plus caressant : un enchaînement parfait de six titres harmonieux et immédiats. Les sonorités y sont plus douces, les constructions plus simples en apparence (car la structure cyclique du magnifique « Je t’aime déjà », pour évidente qu’elle puisse sembler, n’est pas si classique en réalité). On croise ici un trip-hop envoûtant (« Sauf qu’on l’arrête »), là des rythmes de maloya (« Je t’aime déjà », en collaboration avec Bonbon Vodou), et une merveille de pop sixties au refrain monstrueusement accrocheur, qui est sans doute ce que Katel a écrit de plus proche d’un tube, alliant l’efficacité la plus immédiate de la mélodie à un texte remarquable d’intelligence et de concision, un « hymne queer » dont l’euphorie même est un geste politique (« Rosechou », certainement l’une des choses les plus addictives que vous entendrez cette année).
Il y a une lumière, aussi, qui traverse cette première face. Dans la mélodie gracieuse de « Ni mal d’amour », qui parle de l’expérience ambiguë, collective et solitaire à la fois, du premier confinement. Dans l’émerveillement fragile qui habite « Je t’aime déjà », où le souvenir d’une relation finissante vient teinter celle qui naît tout juste ; dans la sobriété de « Par la place », magnifique duo où la voix de Julie Gasnier (LalaFactory, SuperBravo) révèle, par contraste, des nuances inattendues dans celle de Katel, qu’on a rarement entendue ainsi mise à nu. Les deux morceaux, mis bout à bout, forment un diptyque amoureux terriblement émouvant dans sa grâce toute simple.
Face mutante
Après le point de bascule que représente « Attends ou va-t’en », étonnante reprise de France Gall interprétée « à la Steve Reich », on s’aventure dans des territoires plus étranges, la face mutante après celle des merveilles. Les structures des morceaux sont plus heurtées, les sonorités plus dures, les ambiances plus flottantes, faites de couches successives teintées d’une inquiétude sourde (« En chasse »), d’une violence rentrée (« Géographie »), ou construites en un crescendo crépusculaire qui vous prend à la gorge (l’impressionnant « Jamais d’œil »). Pour se conclure ensuite sur une note de grâce apaisée qui capture celle éprouvée parfois au cœur de la nuit lorsqu’elle déploie de nouveau possibles et permet d’être soi, enfin (« La nuit est mon arène » dont le texte sublime a la force d’un poème).
Mutants Merveilles est un album de confinement qui ressemble à tout sauf à l’idée qu’on pourrait se faire d’un album de confinement : conçu dans la solitude poussée à l’extrême qui fut la nôtre au printemps 2020, perturbante mais saisie ici comme un espace de liberté créative totale, puis porté par une volonté d’autant plus grande de s’ouvrir sur le monde. Dans les textes tout d’abord, qui brassent l’intime et le politique (de la violence policière à celles que les « hommes en chasse dans la ville » infligent aux femmes), en passant par l’intime le plus politique (celui des « corps mutants » queer fuyant les règles du vieux monde), mais aussi dans le travail sur le son. De cette solitude féconde mais forcée est née l’envie de s’entourer des autres pour pousser les chansons au plus loin. De rencontres en retrouvailles, Christophe Rodomisto, Bastien Lucas et Jean-Baptiste Julien ont apporté chacun leur griffe pour aider Katel à composer la matière sonore dans laquelle tailler pour affiner l’album au mieux, faites de cordes, de claviers, de guitares offrant une vaste palette de couleurs et d’émotions.
Violence et antidote
Riche de son audace et du contraste de ses humeurs, de la grâce absolue de « Par la place » aux angles tranchants de « Géographie », Mutants Merveilles est un album tour à tour envoûtant et déroutant, grisant et bousculant, qui vous prend par la main pour mieux vous secouer ensuite, puis vous apaiser à nouveau. Et qui mériterait déjà l’écoute rien que pour la joie intense qui émane de « Rosechou », lequel, en attendant de retrouver le chemin tant espéré des salles de concert, vous offrira déjà quelques danses endiablées dans votre salon. À la fois miroir de la violence du monde et antidote à sa dureté, Mutants Merveilles ajoute à l’édifice toujours plus impressionnant que Katel construit un album après l’autre, sans le moindre faux pas.