En cette période de fermeture prolongée des salles de cinéma, autant mettre à profit ses soirées de couvre-feu pour rattraper des films manqués à leur sortie. C’est ainsi que Les Chatouilles, dont on nous avait vanté la force, se rappela à notre souvenir. Beaucoup parlaient d’un film réellement marquant, et il l’est, indéniablement – mais nous n’aurions pu prévoir de quelle manière, tant il est profondément original et personnel.
Les Chatouilles suit le parcours d’une femme, Odette, depuis ce jour de son enfance où le meilleur ami de ses parents lui propose de « jouer à la poupée », en lui faisant promettre de n’en parler surtout à personne. Les abus se poursuivront plusieurs années, sous le nez des adultes qui ne voient rien. Car il ne viendrait à personne l’idée de se méfier de Gilbert, qui a tout pour lui, qui est charmant et charismatique, et « tellement généreux » avec Odette qu’il couvre de cadeaux et emmène en vacances pour mieux exercer son emprise. Odette se réfugie dans sa passion pour la danse dont elle fera son métier une fois devenue adulte. Puis un jour, subitement, elle entre chez une psychologue à qui elle confiera ce qu’elle n’a jamais pu raconter. Ce sera cette femme ou personne, et le début d’un chemin compliqué vers une forme de reconstruction.
Sortir de la spirale
La plus grande force de ce film, c’est d’être porté tout entier par la présence incandescente d’Andréa Bescond, qui l’interprète, le co-écrit et le co-réalise (avec Eric Métayer) à partir de sa propre histoire. Elle insuffle au film une énergie douloureuse et incarne une Odette tout en aspérités, enfermée dans une spirale d’autodestruction, habitée par une rage qui se retourne souvent contre elle-même et que la danse ne suffit pas à extérioriser. Une Odette qui se méfie des autres et les tient à distance, parce que la petite fille qui rêvait que son père vole à son secours est devenue une femme persuadée que les gens qui vous écoutent, « c’est dans les contes de fée ». Mais une Odette consciente d’être à la dérive et qui, un jour, parce qu’elle n’en peut plus, décide que l’heure est venue de parler. Encore faut-il trouver les mots. Encore faut-il aller au bout de la démarche. Mais petit à petit, quelque chose se dénoue, et une forme de lumière peut émerger.
Le film est brillant dans ce qu’il parvient à nous transmettre de cette douleur-là et de la manière dont elle vous façonne. Pour autant, malgré la violence de ce qu’il décrit, il est étonnamment pudique. Il ne s’agit pas simplement d’exorciser un vécu atroce mais d’amorcer une forme de dialogue avec le spectateur ; or, ce qu’Odette apprend à ses dépens, et que la cinéaste a sans doute mûrement réfléchi, c’est la difficulté de transmettre ces mots, même lorsqu’on parvient enfin à les extirper de soi. Ils sont également douloureux à entendre, et tous ne sauront pas les recevoir. Certains le refuseront tout net, à l’image de la mère toxique incarnée par une Karin Viard glaçante. D’autres seront désarçonnés ou bouleversés, mais sincèrement décidés à aider.
Juste distance
On sent par ailleurs un réel souci d’injecter par moments une forme de légèreté qui évite au film de devenir plombant, dans les séances chez la psy mises en scène de manière très ludique : Odette s’y promène littéralement au milieu de ses souvenirs, les réécrit parfois, y invite sa thérapeute avec elle. Ces séquences sont parfois drôles malgré ce qui s’y déroule, puis chaleureuses : c’est la bulle à l’intérieur de laquelle peut sortir la parole et s’opérer la reconstruction. Tout sonne vrai ici, et si c’est Odette qui occupe l’espace de manière éclatante, les autres personnages ne sont pas en reste. Tous sont vivants, et tous les interprètes au diapason : la petite Cyrille Mairesse au jeu tout en sensibilité, qui donne à ressentir la peur et l’impuissance d’Odette enfant, Carole Franck en thérapeute un peu dépassée au départ, mais qui noue un vrai lien avec sa patiente, ou encore Pierre Deladonchamps en bourreau ordinaire, abject et manipulateur derrière son charme de façade.
Les Chatouilles est un film dont on ressort rempli d’admiration et qui, toujours, sait trouver la juste distance pour dire la douleur et nous la faire entendre. Un film puissant, bouleversant et malheureusement nécessaire, qui continue de vous habiter plusieurs jours après.