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publié par Mélanie Fazi le 04/09/15
La Féline - "Une posture esthète pour une forme de candeur"

Depuis l’an dernier, la courte histoire de La Féline et du Cargo semble vouloir s’inscrire sous le signe du décalage et du glissement temporel. D’abord une session qui tarde à se mettre en œuvre, puis un album qui se refuse aux mots pendant des mois avant que la chronique ne naisse un matin d’été tardif. Et puis une interview calée un jour de rentrée – mais une autre rentrée, dix mois après la sortie d’Adieu l’enfance, alors que tout un chacun l’a déjà chroniqué, que tous nos confrères nous ont déjà précédés. Une fois sortis du cycle promotionnel proprement dit, on s’autorise peut-être encore davantage à tourner le dos aux questions attendues pour suivre des intuitions et des envies.

De contretemps en discussions (matelote et féline se découvrant quelques atomes crochus littéraires), l’interview commencera bien après l’horaire prévu. Rien que de très logique, en somme. On s’installe dans un café proche de Beaubourg, avec vue sur la fontaine et sur ce mur graffité qui semble faire écho à l’esthétique urbaine abordée dans l’une des questions. L’entretien zigzaguera joyeusement des Pixies aux mangas, de Godzilla au paradoxe de Zénon d’Élée, entre autres questionnements sur le rapport à la culture marginale lorsqu’elle devient dominante. Au fil de la discussion, le regret d’évoquer cet album un peu tard cède la place à une forme d’évidence. Parfois, les choses ne se font pas lorsqu’elles l’auraient dû ; elles attendent le moment où la rencontre peut avoir lieu pour de bon. L’album s’est fait nôtre, les questions ont mûri d’elles-mêmes. C’est ainsi qu’il devait en être, et pas autrement.

Une question qu’on a envie de te poser maintenant que tu as un peu de recul sur la sortie d’Adieu l’enfance : tu dis en concert que cet album est cathartique, ce qui est assez évident dès son titre, mais surtout que ça a marché…

Effectivement. Il a fallu un certain temps, ça n’a pas été immédiatement cathartique. Ça m’est arrivé de chanter cette chanson et d’avoir les larmes aux yeux, que ça remonte un peu, tout ce à quoi je voulais dire adieu. Je ne dis pas que ça ne peut pas remonter encore mais oui, sur un plan purement existentiel, il y a une série de questions qui se sont effacées avec ça. C’est aussi que la sortie même du disque a marqué une espèce de petit accomplissement pour moi, parce que ça a été très long à réaliser. J’ai eu le sentiment à l’époque de beaucoup galérer, de beaucoup être toute seule pour le faire. Donc de le réaliser et qu’il ait cet accueil, ça m’a sans doute donné une forme de confiance, confiance qui était un peu altérée avant que ça sorte.

Tu as inclus dans le livret un texte qui raconte l’histoire de la chanson-titre, autour de ton rapport à une photo d’enfance. C’est assez inhabituel de donner la clé d’une chanson à l’intérieur de l’album.

C’est à la fois la clé de la chanson, la clé du disque, et pas la clé au sens où c’est juste une manière d’introduire au disque. Mais finalement j’ai reçu pas mal de mails de gens que je ne connaissais pas et qui me disaient que cette chanson les avait bouleversés, qu’elle avait changé leur vie à un moment, qu’elle les avait décidés à écrire ou à faire un travail qu’ils repoussaient depuis longtemps. Paradoxalement, il y a ce sentiment que j’ai été loin dans quelque chose de personnel et d’intime que j’ai livré, mais que ça a produit quelque chose de général, si ce n’est universel, en tout cas que les gens ont pu totalement s’approprier sans se sentir contraints par mon histoire singulière.

L’histoire de la photo, je l’ai racontée aussi parce qu’elle a ce petit côté science-fiction qui correspond à l’esthétique que j’envisageais pour ce disque, enfin une esthétique à laquelle j’ai toujours été sensible. Pour moi, ça va paraître très étrange, mais le bleu, les sons de synthé, la SF, l’enfance, tout ça, c’est relié d’une manière que je ne peux pas forcément expliciter en détail. Donc c’était une clé mais qui n’impose pas du tout une serrure particulière.

Beaucoup d’éléments dans ta musique renvoient justement au fantastique ou à la science-fiction, que ce soit la référence à La Féline de Tourneur dans ton nom de scène, les paroles de « La Nuit du Rat », le clip de « Zone » qui évoque Alien ou Donnie Darko… Est-ce quelque chose qui fait partie de ton imaginaire ?

Oui, complètement. « La Nuit du Rat » est un peu inspirée dans mon esprit d’un mélange de La Nuit du chasseur et de « White Rabbit » de Jefferson Airplane qui est plutôt une chanson psychédélique, alors que là, il n’y a pas vraiment de référence à la drogue. Et d’une certaine manière, « La Nuit du Rat », qui raconte aussi une histoire d’enfants plus ou moins persécutés dans un bois, qui tentent de rentrer chez eux mais ne retrouvent pas leur foyer, c’est une sorte de préfiguration d’Adieu l’enfance mais que je n’assumais pas encore comme mienne à l’époque. Donc effectivement il y a cet imaginaire de SF, bien sûr Alien qui est un de mes films préférés, ou The Host… Le jour où je pourrai faire un clip avec un monstre dans le genre de The Host, je n’hésiterai pas.

Pour moi, il y a une force à la fois complètement fantasmatique et théorique de la science-fiction et ça m’inspire énormément. J’ai l’impression d’être plus en contact avec le monde contemporain via des représentations SF que peut-être une littérature plus généraliste. Donc oui, dans « Zone », il y a ce côté SF et en même temps c’est la zone avec ses tags, c’est l’hyperréalisme qui devient surréaliste, et ça, c’est quelque chose que je trouve… enfin, pas que dans mon travail mais dans toutes sortes d’œuvres, je trouve ça très stimulant.

Tu es philosophe de formation, tu as enseigné la philo et écrit notamment dans Philosophie Magazine, et tu t’es intéressée à des sujets comme la pop et le rock mais aussi la BD et le manga. On peut rapprocher ça de la démarche des chercheurs et universitaires qui sont de plus en plus nombreux en France à s’intéresser à la littérature de genre, alors qu’on a beaucoup tendance à distinguer la culture « sérieuse » d’un côté et les cultures populaires de l’autre. As-tu le sentiment d’une évolution à ce niveau ?

Oui, une évolution assez lente, parce qu’en fait tout ça vient d’un mouvement lancé après-guerre, les cultural studies dans le monde anglo-saxon, où on s’est mis à s’intéresser aux romans de genre et à la popular music mais avec quand même pas mal de résistance. La popular music, c’est plutôt au début des années 80. Je sais qu’il y a un texte de Philip Tagg qui dit encore qu’on ne le prend pas au sérieux parce qu’il fait des colloques sur la musique populaire. Ça vient en France, mais j’ai présenté quatre fois à ce jour un projet au CNRS pour une recherche sur les musiques populaires enregistrées, un projet très sérieux en dialogue avec Adorno, et je n’ai pas vraiment l’impression d’être entendue pour le moment. Enfin il y a quand même des chercheurs autour de la revue Volume, autour de la revue Audimat, qui depuis un certain temps s’intéressent aux musiques populaires enregistrées – peut-être davantage sur un plan sociologique que théorique –, et moi, j’essaie de proposer une esthétique qui vient à la fois de la critique rock et de la théorie critique. Mais ce n’est pas grave, je trace ma voie et j’ai l’impression que ça intéresse les gens, petit à petit. Je suis en train de finir un livre sur ça.

Ça a mis beaucoup de temps à arriver en France. Ce qui est sûr, c’est que le rapport entre la pop au sens large et la théorie est toujours un peu tendu, y compris pour un amateur de pop. Quand tu aimes la pop, tu aimes aussi une forme d’innocence et de spontanéité, ou de sauvagerie, et tu n’as pas envie d’amener ça à l’université. Et moi-même je n’ai pas envie d’amener ça à l’université. Par contre je pense que c’est un art qui est devenu avec le temps assez réflexif. Et c’est aussi se mentir de faire semblant que c’est un truc de jeunes rebelles qui ne réfléchissent pas, ce n’est pas vrai. Mais c’est intéressant de concevoir ce rapport très ambigu de la pop à la théorie. Ce n’est pas seulement que les universitaires méprisent la pop ; la pop méprise aussi les universitaires. C’est pour ça que je précisais que je n’enseigne pas actuellement, parce qu’en effet je me sens peut-être plus à l’aise de théoriser sur ça hors du champ universitaire, même si j’essaie d’avoir un poste. Tout ça est complexe. Et en même temps, ça crée un pont entre une activité intellectuelle où j’ai plus travaillé sur Adorno, sa théorie, sur sa dialectique négative, enfin vraiment toute sa métaphysique, très loin de la pop, et là, voilà… Mais c’est surtout la critique qui me permet de relier les deux, le blog Moderne c’est déjà vieux et puis la critique pour Libé. Je pense que quand tu es musicien, tu as un rapport critique aux œuvres même si tu n’aimes pas écrire. Ça retrouve un certain naturel, je retrouve une certaine continuité, quelque chose d’un peu plus organique.

Il y a dans certaines de tes chansons (comme « Zone » ou « Midnight ») et dans tes clips un côté totalement fantasmatique lié à la ville. Même en remontant à ton tout premier clip « Mystery Train », le décor urbain est déjà là dès les premières images. Est-ce que tu as un rapport très fort à la ville ?

Oui, assez. J’habite dans le nord de Paris, à Porte de la Villette, il y a huit voies de RER qui passent sous ma fenêtre, c’est très bruyant. Quand il fait très chaud, c’est embêtant parce qu’il y a des moments où je peux être au téléphone avec les gens et on me dit « Tu es dehors, là ? » et je réponds « Non, je suis chez moi, dans ma chambre. » Là aussi, il y a un rôle quasi cathartique, c’est qu’il y a une agressivité urbaine dans l’environnement dans lequel je vis et dans lequel j’ai créé ces chansons. Une agressivité et une certaine beauté.

« Cent mètres de haut » aussi, c’était déjà un peu un morceau sur la ville mais où j’imaginais une géante, une espèce de prise de pouvoir sur la ville qui a le pouvoir sur nous. Et il y a ça dans toute la SF, The Host… J’avais bien aimé, même s’il était raté, le dernier Godzilla, il y avait quelques beaux moments de destruction de ville. Il y a une poésie de la ville, de la ville en ruines, de la ville à l’abandon – qui est un peu post-apocalyptique, je le concède, je suis aussi assez sensible à ces films-là – et qui reflète aussi un sentiment qu’on peut avoir quand on est petite classe moyenne assez paupérisée par la crise. C’est aussi pour ça qu’il y a des synthés et de la boîte à rythme sur Adieu l’enfance, parce qu’il n’y a pas d’espace chez moi et que ce sont les instruments qui correspondent à cet espace. Donc entre l’habitat, la ville, la possible destruction de la ville, la reconquête du territoire urbain quand on est réduit à vivre dans des petites niches, ce sont des choses qui me travaillent.

Dans tes clips, il n’y pas juste un rapport à la ville mais un regard particulier sur différents aspects de la ville. D’un côté « Dans le doute » qui se situe du côté de la Villette avec ces lignes géométriques quasi abstraites et une forme d’épure, et de l’autre ce plan-séquence de « Zone » devant un mur graffité qui dégage plutôt une impression de déliquescence.

Oui, et en même temps de vie, puisque le graff a ce côté très organique. Un graff, il est là quinze jours, peut-être qu’il va disparaître sous un autre quinze jours plus tard. L’architecture de la Géode, c’est cet urbanisme années 90 qui est à la fois un peu fantaisiste mais qui est là pour rester, alors que le graff, c’est une intervention sur le monde urbain. Donc finalement, on est plus en prise avec l’idée qu’il y a des individus qui traversent cette zone. « Dans le doute » est aussi un morceau plus introspectif et la géométrie architecturale est presque plus un espace intérieur. Alors que dans « Zone » je dis « Je veux rester dehors ». À mon sens, on sent finalement plus le dehors dans « Zone » que « Dans le doute » avec cette espèce d’élément nocturne et la pluie, où c’est la ville mais qui te ramène à toi.

Tu parlais d’agression urbaine mais le clip de « Dans le doute » dégage quelque chose de très apaisé.

Oui, c’est très doux. C’est marrant, parce que je déteste me prendre la pluie dans la figure, vraiment ça me stresse. Et il y a eu un moment où avec les réalisateurs de L’Inouï qui ont fait ce clip, on était en pleine nuit et cet orage n’était absolument pas prévu, et j’ai dû l’accepter. Peut-être que cet apaisement vient aussi de là : à un moment, il y a un abandon à cette pluie torrentielle.

À propos d’abandon, le thème du lâcher-prise revient à plusieurs reprises sur l’album, dans « Adieu l’enfance », déjà, mais aussi « La fumée dans le ciel » qui a ce côté assez violent au premier abord, l’idée de voir partir tout ce qu’on possède en fumée, mais qui se termine sur cette phrase : « Tout part en flammes et je souris ».

Au départ j’avais un refrain en anglais, c’est-à-dire un refrain non engagé, qui disait « Rendez-moi ce que j’ai perdu ». Et au moment où j’ai dû le traduire en français, j’ai réalisé que ce n’était pas ce que je pensais. J’avais des visions de Néron qui incendie Rome, là encore avec cette idée de destruction comme libération. Et oui, je pense que parfois les choses me pèsent, les possessions me pèsent. Alors je ne dis pas que là, tout de suite, j’ai envie qu’on me cambriole, mais ça participe du sentiment qu’il y a dans « Adieu l’enfance », d’avoir envie de faire table rase d’une certaine manière. Et donc je souris comme Bouddha, autant que faire se peut, ce n’est pas un sourire de satisfaction mesquine mais vraiment d’abandon, d’acceptation. Ce qui ne veut pas dire de résignation, mais plutôt d’acceptation pour justement gagner une force, pour passer à autre chose.

Ton album s’appelle Adieu l’enfance mais on a l’impression que l’enfance y est partout en filigrane. On l’entend aussi bien dans le chant que dans certains textes, comme « Rêve de verre », mais aussi dans un regard sur le monde presque candide par moments.

C’est marrant parce que à la fois, sans doute que l’exercice philosophique t’oriente plutôt vers le contraire de la candeur, en plus j’ai travaillé sur un philosophe critique, plutôt pessimiste, qui est très mal à l’aise avec la naïveté justement – mais c’est pour ça aussi qu’il ne fait pas de pop et que moi j’en fais. (rires) C’est malgré moi mais si ça ressort, c’est que c’est sans doute quelque chose qui fait partie de l’être humain que je peux incarner, en tout cas artistiquement. Il y a différentes choses, à la fois l’enfance et l’innocence qui n’est pas la même chose – et puis dire « je suis innocent » soi-même est toujours un peu suspect, ce n’est pas le propos –, mais peut-être cette candeur qui est aussi un parti pris sur la façon de voir le monde… Je ne trouve pas que le cynisme soit méchant mais souvent je le trouve assez laid, et donc c’est presque une posture esthète pour une forme de candeur.

Et puis j’ai un grand amour pour les mélodies pop, je suis sensible à des choses déconstruites en musique, à des choses avant-gardistes – là aussi, en ayant travaillé sur Adorno, j’ai l’impression de comprendre ce qui se passe quand quelqu’un déconstruit la pop en quelque chose qui va contre l’immédiateté. Mais là encore c’est peut-être une fidélité d’enfant à des émotions liées à cette immédiateté, liées aux mélodies. Et c’est un album mélodique, c’est un album doux, parce que c’est ça que j’aime.

Est-il plus difficile justement de s’autoriser à aller vers cette forme de candeur et presque de naïveté ?

En tout cas ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas parce que tu es cynique que tu n’es pas naïf. Tu peux avoir une position critique un peu blasée mais qui va sonner terriblement adolescente et un peu limitée. Je ne sais pas si c’est plus facile ou plus difficile. En l’occurrence, je me suis sentie plus amenée à aller du côté d’une certaine douceur et effectivement j’ai peut-être pressenti que je serais mauvaise dans le cynisme. Je pense que tenir un vrai cynisme radical, c’est sans doute une position très difficile aussi, il faut une sacrée dose à la fois d’analyse, de profondeur et de courage pour être vraiment cynique jusqu’au bout.

À l’inverse, dans certains morceaux comme « Midnight », il y a une certaine dureté dans les ambiances qui contraste avec la douceur de la voix, comme s’il y avait une intrusion de la dureté du monde extérieur.

Oui, c’est vraiment l’idée. « Midnight » décrit complètement cette expérience, dans une autre interview je disais que c’était comme un caillou qui tape à la vitre et qui casse le carreau. C’est une chanson à propos des émeutes qui avaient eu lieu à Londres en 2011, donc l’écriture de ce disque remonte assez loin. Esthétiquement, je tiens pas mal à l’idée de contraste. Il y a un groupe que j’ai toujours adoré depuis mon adolescence qui est les Pixies. Je les réécoutais récemment et tu as vraiment ce contraste en permanence entre ce côté pop, la voix très chantante et à la fois un peu aigre de Frank Black, et en même temps Kim Deal qui va apporter cette douceur, et puis les petits soli de guitare de Joey Santiago. J’ai toujours adoré ce mélange. Et c’est un peu ça aussi « Rêve de verre », ce moment complètement suspendu d’une extrême douceur et en même temps composé sur une quarte – le rapport entre les deux voix, c’est une quarte donc c’est un peu bizarre, ça tire un peu, et pour moi ça a été le moyen d’être expressif sur l’enfance sans non plus tomber dans la mièvrerie, quelque chose que tu as abordé dans ta chronique. C’est ma façon d’échapper à ça tout en essayant de dire la chose directement avec sa simplicité et sans vouloir faire la leçon de l’adulte.

Donc oui, « Midnight », il y a une dureté dans l’ambiance et en même temps c’est très mélodique et très doux, et je tiens à ce contraste, j’y crois artistiquement. Après, il faut l’endosser sincèrement dans chacun de ces moments, dans la douceur comme dans la violence, ce n’est pas juste une formule, mais j’y crois pas mal. Ou en tout cas, je me sens comme ça dans la vie, donc je crois que c’est aussi pour ça que ça passe dans la musique.

La photo qui illustre la pochette est vraiment frappante pour plusieurs raisons. On y retrouve cet aspect urbain, géométrique, cette dureté dont on parlait. Elle fait penser à cette image de verre brisé qui revient plusieurs fois dans les paroles. Au premier plan, il y a ta silhouette qui pourrait représenter cet aspect plus intime, mais d’une part, c’est un reflet, et d’autre part, ton regard est barré.

En fait, cette photo, comme souvent pour les choses de ce genre, est un hasard complet. Avec le photographe Alexandre Guirkinger, on voulait l’élément urbain donc on était allés à Ivry où il y a ces bâtiments de l’architecte Jean Renaudie, qui sont très anguleux. On avait juste fait un repérage, donc je ne suis pas du tout habillée comme j’avais prévu de l’être, j’ai ma grosse parka, et il était venu avec un appareil qui a rendu l’âme à ce moment-là. Sauf que parmi la dernière série de photos qu’il a faites, il y a cette image – en fait, ce sont une photo de moi et une photo d’un arbre qui se sont surimposées. Donc ça a complexifié encore l’architecture de Renaudie et ça a mis sur ma silhouette une espèce de matière végétale. Et c’était quelque chose dont on avait discuté, le végétal qui regagne sur le minéral et qui est aussi assez signifiant dans le projet d’Adieu l’enfance car pour moi, la voix, les chansons, le fait de dire des choses très simples, assez dans l’émotion, c’est un peu l’organique qui grignote la matière synthétique du son. Quand on a vu la photo, on a dit : « C’est celle-là. »

Effectivement il y a quelque chose de dur dans ce regard barré, qui au début a pu un peu effrayer mon label, et en même temps j’ai l’impression d’être l’enfant qui voit l’adulte de loin, ou qui s’éloigne, enfin pour moi, ce regard barré, c’est comme deux personnes qui finissent par s’éloigner l’une de l’autre et par ne plus pouvoir entrer en contact. Donc pour moi, ça fonctionnait avec ce disque. Même s’il y a une certaine austérité. Mais je pense que le disque a une part austère, dans sa prod…

Au sujet de tes clips, on parlait de l’aspect urbain, SF, etc, mais on a aussi l’impression d’influences cinématographiques. Celui de « Zone » me fait penser à Alien et à Donnie Darko, et celui de « Dans le doute » à une scène d’Irma Vep d’Olivier Assayas où Maggie Cheung rôde la nuit dans un hôtel sur fond de Sonic Youth.

Les réalisateurs revendiquent un peu le rapprochement avec Assayas, donc ça me paraît pertinent. Et Laurie Lassalle, la réalisatrice, est très branchée cinéma, en particulier Cronenberg qui est un de ses réalisateurs préférés. Et c’est lié aussi à une génération, on est sensibles à toutes ces esthétiques aux frontières du réel. La question est un peu pourquoi on est sensibles à ça aujourd’hui, à nouveau – parce que ce n’est pas nouveau, bien sûr. Mais là aussi c’est à la fois la pop culture dans ce qu’elle a de plus fantaisiste et en même temps le côté très sécularisé, qui ne concerne pas du tout l’humanité entière (il y a plein de gens qui croient en Dieu aujourd’hui), mais on a besoin de ce petit quelque chose en plus au-delà du réel pour donner un sens à l’existence. Peut-être que ça rend attrayant le fantastique et que c’est une façon de s’interroger sur le monde contemporain.

Il y a peut-être aussi quelque chose de générationnel : les trentenaires d’aujourd’hui, qui ont grandi entre autres avec l’animation japonaise, ont été imprégnés de culture SF en grandissant, d’une manière qui est spécifique à cette génération.

C’est sûr, on a été nourris à Cat’s Eyes, Goldorak… Et après d’ailleurs, j’ai découvert sur le tard Osamu Tezuka qui est un génie, l’équivalent de Hergé en bande dessinée japonaise. On a presque honte de la façon dont la France a longtemps traité le manga comme un art dégénéré alors que c’est d’une profondeur extrême. Des séries comme Phénix, La Vie de Bouddha ou MW d’Osamu Tezuka sont extrêmement inspirantes avec des visions sur la vie, sur la souffrance universelle, sur l’acceptation de l’autre, tout ça sans donner de leçons et avec même des moments assumés de cynisme – MW est une série très cynique, une trilogie géniale. Et j’adore ce fait de passer par un médium qui est censé être enfantin (et la pop a ce côté-là, assez naïf, quoi qu’elle fasse), en l’occurrence par la BD, pour faire des fresques parmi les plus profondes sur le monde contemporain. Ce n’est pas qu’en passant par la grande littérature qu’on peut vraiment approfondir les choses.

De ce point de vue, ce sera intéressant de voir comment évolueront les générations suivantes, qui auront grandi par exemple avec Miyazaki. On intègre de plus en plus l’idée qu’il est possible de prendre au sérieux des médias supposés enfantins comme l’animation.

Et le risque de ça, c’est toujours le problème du genre et de ce qui appartient au départ à une catégorie qui accède tout à coup à la culture universelle et où, en même temps, ça peut se solidifier et un académisme va en sortir – alors que précisément, ce qu’on aime ans ces œuvres-là, c’est qu’elles ne sont pas académiques. Mais on est peut-être la génération qui va produire cette institutionnalisation de ce qui ne l’était pas. Et puis sans doute que la génération suivante va haïr ça et produire sa contre-culture.

C’est vrai qu’il faut être vigilant avec ça, essayer de ne pas non plus surévaluer les choses, c’est-à-dire au moment où on porte aux nues un auteur… Par exemple Carpenter qui est un auteur que tout le monde adore pour les musiques, etc, en même temps c’est de la série B et il faut continuer à avoir cette lucidité. Et même musicalement, il vient de sortir un album, on est contents mais au fond ça répète ce qu’il a déjà fait. À la fois c’est génial dans son contexte mais ça l’affaiblit paradoxalement de vouloir en faire une œuvre d’airain. Donc c’est toujours un peu ambigu, ce fait qu’on n’accepte pas que des choses marginales le restent. Mais attention au prix qu’on paie en faisant passer le marginal dans le mainstream.

En janvier dernier, tu donnais une conférence à la fondation Pierre Bergé/Yves Saint Laurent autour de l’image de la femme dans l’histoire du rock. En tant que musicienne, est-ce un sujet qui te tient à cœur, et cette réflexion nourrit-elle ta propre démarche ?

Je dirais que sur la question du gender, c’est quelque chose de dominant. On connaît le phénomène de Christine and the Queens où c’est vraiment le sujet. Et là aussi, ça implique toute une série de problèmes possibles, dans la mesure où c’est censé être une revendication minoritaire, queer, intersexe, tout ce que tu veux, de libération de la parole, et qui en même temps devient aussi dominante et qui peut agacer des gens, même des gens qui sont pour ce discours-là. Je ne me sens aucune légitimité à porter ce discours puisque pour le moment ma vie est plutôt normée au regard de critères LGBTI, assez critiques avec la contrainte sociale à l’hétéronormalité, donc je ne me sens pas spécialement de légitimité à prendre position dans ce débat par rapport à ça.

Après, oui, je trouve que la question d’être une femme dans le rock est passionnante. Je pense par exemple qu’être une fille à guitare est plutôt un avantage au sens où ça m’attire une curiosité de la part des amateurs de musique. Après, dans la critique musicale, il y a très peu de femmes. J’écris à Libé en critique musicale, il y a très peu de filles qui écrivent, ou comme tu le fais… Ce sont des conquêtes objectives sociales, oser faire ce qu’on n’est pas censées faire parce qu’on ne voit pas beaucoup de filles le faire. Donc effectivement avoir un groupe, le défendre… il y a des enjeux d’ambition, accepter d’avoir une vraie ambition artistique. J’avais lu une anecdote sur le peintre Delaunay où on disait que sa femme avait un immense talent mais que lui avait du génie. Tu vois, ce genre d’opposition entre talent et génie, le talent qu’on concède toujours assez facilement aux femmes et le génie qu’on ne leur donne jamais, c’est toujours aux hommes qu’on va le réserver. Donc c’est plutôt dans la reconnaissance, dans la façon dont on qualifie la qualité des œuvres que je sens parfois que ça peut coincer.

Enfin, il y a plein de choses à dire. Après, tu vois les stars du R’n’B contemporaines qui sont très branchées revendications féministes et en même temps prise de distance par rapport au féminisme, elles sont paumées, elles ne savent plus ce qui est cool, est-ce qu’il faut dire « je suis féministe » ou pas... Il y a aussi une injonction au positionnement par rapport à ça qui peut être un peu gonflante. Pour moi, Adieu l’enfance, c’est peut-être féminin par certains aspects, bien sûr, mais comme un mec pourrait être féminin, ça s’adresse à tout le monde, en tout cas à tous le gens que ça peut toucher, peut-être à des trentenaires. À la limite, peut-être que la détermination d’âge est plus importante par rapport à la réception de ce disque que la détermination de genre ou de classe.

Il y a plein de paramètres qui jouent quand tu essaies de réfléchir à ça, et il ne faut pas oublier les autres. Le genre a tendance à envahir l’écran. Et en même temps, ça devient des stratégies marketing pour conquérir un large public parce que d’un point de vue libéral c’est extrêmement large, alors que si par exemple on parlait de classe, c’est plus clivant. Finalement c’est beaucoup moins clivant le genre aujourd’hui que de dire « Je gagne moins de 1000 euros par moi et je galère. » Ça, ce sont des revendications politiques et économiques qui ont l’air un peu anciennes, ou la race ou l’ethnie également, des choses qui sont devenues extrêmement problématiques mais que les gens sont en train de reconquérir en disant : « Alors ça c’est blanc, ça c’est noir, ça c’est rebeu. » Et nous, on nie tout ça, l’esprit un peu bourgeois qui le nie en disant : « Le vrai problème aujourd’hui, c’est le genre. » Non, il y en a plein d’autres, il faut tricoter tout ça et arriver à être au moins honnête et à ne pas transformer sa position minoritaire en position dominante sous prétexte qu’on a été minoritaire. Donc oui, ça me préoccupe, mais je n’en fais pas un outil promotionnel ni un outil de positionnement dans ma musique.

Quelle était la démarche derrière cette version ultra lente de « Zone » dévoilée récemment sur une version étirée du clip qui dure 43 minutes ? Ça produit un effet assez hypnotique et ça rend les images encore plus étranges.

Je suis peut-être la seule à trouver ça super, mais… (rires) C’est un ami qui a mêlé trois algorithmes, Lendl Barcelos, un jeune théoricien anglais qui fait plutôt de la théorie de la musique, il travaille sur les sonic concepts. Je trouvais que ça marchait particulièrement avec ce clip parce que c’est un plan-séquence. Et donc, pour moi, c’est une espèce de mise en œuvre du paradoxe de Zénon d’Élée qui disait que tout espace défini est en fait infini puisqu’il est divisible à l’infini. C’est le paradoxe d’Achille et de la tortue qui fait que si Achille part après la tortue, dans la mesure où il va avoir un nombre infini de fragments d’espace à parcourir, il ne rejoindra jamais la tortue – ce qui est évidemment contre-intuitif, puisque la tortue va beaucoup moins vite qu’Achille. Mais voilà, c’est l’idée que tu peux diviser le temps et l’espace, notamment l’espace chez Zénon d’Élée, à l’infini.

Et donc, j’adore cette idée que ce trajet de 500 mètres qui prend cinq minutes au départ se mette à prendre 43 minutes. Ce n’est pas une œuvre au sens où ça n’a pas été médité, travaillé comme la chanson elle-même au départ, c’est un algorithme qui produit ça, même s’il y a un travail autour de cet algorithme. Mais je trouve que ça produit un matériau sonore intéressant que je peux moi-même avoir envie d’exploiter, même pour le prochain album. Tout à coup on entend l’acidité de la basse, enfin c’est très étrange et ça me plaît pour cette étrangeté même, et en même temps pour la petite performance que ça produit (performance enregistrée, je ne sais pas si c’est paradoxal) de mettre en forme ce paradoxe de Zénon d’Élée qui m’a toujours assez amusée.

Ton album est sorti depuis dix mois. Est-ce que tu es encore dans le cycle de cet album-là ou déjà passée au cycle suivant ?

En termes de live je suis encore dans ce cycle, parce qu’on va jouer en trio le 12 septembre aux Belles Journées à Bourgoin-Jallieu, et aussi en première partie de Bertrand Belin le 14 novembre à Laval, ou le 3 octobre avec Aline au festival French Pop au Rocher de Palmer à Cenon. Donc il y a encore cette continuité, et en même temps je suis complètement en train de passer à autre chose puisque je prépare le nouvel album que j’imagine moins introspectif, plus « extrospectif », moins apollinien, moins contrôlé si je puis dire (puisqu’il y a un côté très « sous contrôle » dans Adieu l’enfance), plus dionysiaque du coup, ça m’amuse d’utiliser cette vieille opposition esthétique, et peut-être plus chaleureux – j’ai envie de batterie, de vraies cymbales… Je reste celle que je suis mais cet effet cathartique a aussi produit l’envie d’autre chose et c’est en cours pour un prochain disque. Et toujours en français, je pense.

Photos : Mélanie Fazi

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publié par le 04/09/15