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publié par Mélanie Fazi le 21/09/15
Katel - Résidence aux Trois Baudets, Paris -
Résidence aux Trois Baudets, Paris

À force de fréquenter les salles de concert, on finit par nourrir une fascination pour l’envers du décor et les différents aspects du processus créatif. Ce que l’on en perçoit au travers d’un album ou d’un live est le résultat d’un long cheminement dont l’essentiel nous échappe par nature. De l’extérieur, on n’a qu’une idée assez vague de la somme de travail qu’implique la préparation d’un concert, ou du fonctionnement de ces mystérieuses résidences destinées à affiner une formule live.

C’est donc avec un immense plaisir que nous avons accepté l’invitation de Katel lorsqu’elle nous a proposé d’assister au déroulement de sa résidence aux Trois Baudets, prélude à un concert destiné à présenter les titres de son troisième album en préparation. Plaisir de voir se lever un coin de voile sur ces zones d’ombre de la création, mais aussi d’observer au travail une artiste dont nous avons découvert la musique sur le tard et de réparer ainsi un oubli. Car si un autre matelot avait eu le bon goût de s’enthousiasmer en 2008 pour le splendide Raides à la ville, j’avais pour ma part connu Katel via des collaborations récentes (avec Maissiat, Fiodor Dream Dog ou JOY), avant d’être séduite, voire soufflée, par l’écoute tardive de ses deux premiers albums.

Premier jour : au cœur de la tempête

Nous voici donc conviés, trois jours de suite, à jouer les matelots embusqués dans la salle des Trois Baudets. On entre par l’autre porte, celle qu’on ne connaît pas encore, l’entrée dite « des artistes », et l’on se perd dans les couloirs pour débouler ensuite en pleine tempête. C’est l’impression que nous laissera cette brève première visite : un instant de chaos et de tension. Tout est encore à faire, tout est à mettre en place. Le premier jour d’une résidence est toujours le pire, entendra-t-on quelqu’un déclarer, ce que l’on comprendra sans mal. On ne verra ce premier jour aucun morceau joué en entier : rien que des bribes frustrantes, des promesses avortées, interrompues par des réglages, des problèmes de son, des larsens intrus, des ajustements nécessaires sur les arrangements, la place ou la durée des chœurs.

Sur la scène, on découvre le dispositif de ce nouveau live : deux claviers, une batterie, quelques tambourins et maracas, et surtout, des voix. Quatre choristes déjà croisées ici et là : Diane Sorel, Nathalie Réaux (Pagan Poetry), Skye et Claire Joseph (Sirius Plan). Sur la gauche de la scène, un piano destiné à Bertrand Flamain (vu précédemment aux côtés de Robi ou de La Féline), qui n’interviendra que sur quelques morceaux. Les voix semblent au cœur du dispositif ; on connaîtra, ce premier jour, quelques instants de grâce arrachés au chaos lorsqu’on les entendra s’élever toutes les quatre en harmonie.

Dans la salle, quelques personnes de confiance sont conviées à assister aux répétitions pour faire part de leurs conseils et observations. On y reconnaît Robi, toujours chaleureuse, venue prêter une oreille amicale et attentive ; et surtout Maissiat, présente et active tout au long de la résidence, qui porte sur chaque étape le regard affûté et minutieux d’une professionnelle soucieuse des moindres détails. La photographe Sarah Bastin s’active dans l’ombre pour filmer le déroulement des répétitions. Au terme de cette première visite écourtée par un changement de planning, on repart un peu sonné, presque effrayé, en songeant à l’ampleur du travail encore à accomplir : il ne reste que trois jours à l’équipe pour peaufiner le spectacle et atteindre la grâce à partir du désordre. Du point de vue naïf de la matelote peu accoutumée à ces phases-là, la tâche paraît intimidante.

Deuxième jour : un travail de dentelle

Le lendemain pourtant, tout semble commencer à se mettre en place. On découvre la scène tendue de fils obliques qui s’éclairent parfois pour strier l’espace de traits bleus lumineux. Conjugué aux jeux de projecteurs en train de s’affiner, l’effet est magnifique et transforme la scène en une sorte de bulle hors du temps. Cette fois, l’occasion nous est réellement donnée d’entendre les morceaux qui ont, depuis la veille, trouvé leur forme et leur structure. On est happé d’emblée par le souffle de certains – « À l’Aphélie » au balancement rythmique irrésistible, « Cyclones » où la batterie de Skye s’emballe soudainement sur la fin, quasi tribale, et se conjugue aux chœurs pour nous donner la chair de poule. La structure des chansons est complexe, faite de couches successives et de détails innombrables, mais l’ensemble est extrêmement fluide. Nous revient alors l’expression de Robi en interview, qui décrivait l’intervention de Katel sur son album La cavale comme un « travail de dentelle ». C’est exactement ce à quoi l’on assiste : la tentative de parfaire et de sublimer des morceaux déjà de très haute tenue.

L’auditeur lambda en nous s’étonnera régulièrement de la finesse des remarques émises dans la salle, soulignant un déséquilibre, un problème de structure ou de son, là où nous nous étions simplement laissé émerveiller. Les jeux de lumière, le nombre de choristes sur tel passage, l’opportunité de répéter ou non telle phrase en fin de morceau, combien de fois et à partir de quand, feront l’objet de discussions pointues, et jusqu’au choix des tenues de scène (Katel hésitera jusqu’au bout entre un haut noir et un doré, avec ou sans veste – le noir l’emportera au final). Les musiciens signalent les moments où les jeux de lumière les empêchent de voir leur instrument ; jeux de lumières qui serviront aussi à les plonger dans l’ombre lorsqu’ils ne jouent pas, l’installation ne permettant pas de quitter facilement la scène. L’ambiance est studieuse mais détendue ; les regards portés sur le travail collectif sont exigeants et bienveillants tout à la fois.

On découvre également, pour la première fois, Katel interprétant ses propres chansons là où nous l’avions jusque-là vue accompagner celles des autres. Très différente de la bassiste solaire qu’on voyait danser derrière son instrument lors des concerts de Fiodor Dream Dog, ou des quelques vidéos datant de l’époque de Raides à la ville où elle semblait habitée par une énergie rageuse et presque douloureuse. Sur scène, elle dégage quelque chose de serein et d’entier à la fois, une vraie lumière aussi. Sa voix possède une forme d’assurance tranquille : pas de fioritures ni d’effets clinquants, mais une capacité à puiser dans l’émotion juste et une versatilité lui permettant d’alterner sans mal les morceaux les plus étranges (« Chez Escher ») et les plus poignants (« Élégie »). Une façon, aussi, de faire sonner les mots qui camoufle la maîtrise en évidence. Entre deux chansons, on la découvre dotée d’une solide dose d’autodérision. Elle est la première à se moquer d’elle-même et à désamorcer par une blague la tonalité parfois sombre du morceau qui vient de se conclure – quand elle ne se laisse pas surprendre par sa propre émotion sur l’un d’entre eux, qu’elle sera contrainte d’interrompre en répétition.

Après une pause mise à profit pour fixer l’ordre de la setlist, ce deuxième jour se conclut par un filage. L’effet de surprise n’est plus tout à fait là puisque nous avons découvert chacun des morceaux en répétition – sauf deux titres plus anciens, « Décorum » et « Raides à la ville », qu’on est sincèrement touché de voir pour la première fois chantés par Katel sous nos yeux. Titres qui ne feront pourtant pas l’unanimité lors du debriefing qui suivra, au point qu’il sera question de les écarter. Pour certains, ils tranchent beaucoup trop avec la matière du nouvel album et cassent le rythme du set ; Katel reconnaît elle-même qu’il lui est difficile de changer aussi radicalement d’état d’esprit entre deux morceaux. Et l’accent doit être mis en priorité sur les nouvelles chansons, d’autant plus qu’il s’agit d’un concert de sortie de résidence destiné à présenter ce nouveau projet.

Seront abordées diverses questions relatives à l’ordre du set, où se succèdent parfois des morceaux trop semblables dans leur intention, mais aussi au fait de proposer ou non un rappel. Si l’on termine sur un morceau vraiment percutant, fait observer Maissiat, il faut qu’un éventuel rappel frappe tout aussi fort. Nathalie Réaux suggère de réintroduire « La Bouche » qui avait été écarté de la setlist mais pourrait s’y intégrer idéalement. On discute aussi du dispositif visuel, du rideau rouge visible derrière Bertrand Flamain qu’il faudrait absolument masquer.

Troisième jour : relief et sculpture

Le troisième et dernier jour, on arrive dans la salle plongée dans le noir ; le filage a commencé depuis peu. On entre dans l’espace comme dans un cocon, avec l’impression de plonger dans le concert lui-même. Cette fois, on avance au plus près – près de la scène, près des corps et des visages, et plus près encore de ce qu’on verra le soir du concert. Le jeu sur les lumières paraît encore plus fin, plus travaillé. C’est la première image qui nous cueille en entrant, la chaleur des lumières sur les visages, qui contraste avec le bleu tranchant des fils tendus entre scène et plafond.

On parlait la veille de dentelle, mais il nous semble désormais assister à un travail de sculpture. Il y a aujourd’hui un relief particulier qui n’y était pas la veille au soir, dans le son comme dans l’espace. L’installation lumineuse donne un volume inédit à la scène ; les voix, les claviers, les rythmiques sont une matière brute et palpable, subtilement modelée. Loin de se limiter à l’accompagnement du chant, la construction des morceaux obéit à une vraie dramaturgie. Tout est soigneusement réfléchi, les couches musicales se superposent, les détails s’emboîtent et s’imbriquent, quelques ruptures de tons saisissent (comme sur « Voûtes » où la batterie de Skye s’éveille soudainement pour chambouler la dynamique).

La setlist a été entièrement remaniée depuis la veille, à l’exception de l’enchaînement final qui reste immuable (« Échos » puis « Élégie »). Au terme du filage, tous s’accordent à la trouver bien plus efficace et plus équilibrée que la première proposition. Les applaudissements du « faux public » se font d’ailleurs plus nourris que la veille. Les deux morceaux qui étaient sujets à débat seront finalement réservés au rappel. On constate que « La Bouche », l’un des titres les plus étranges de Décorum, s’intègre en effet parfaitement au milieu des nouveaux titres malgré la présence centrale de la guitare de Katel, quasi absente du reste du répertoire.

Quand vient l’heure de quitter les lieux, les différents protagonistes migrent vers une terrasse voisine pour fêter la fin de résidence. On les salue avant de s’esquiver sur la pointe des pieds et de franchir la barrière en sens inverse pour retourner côté public. Mais pas tout à fait. Le lendemain, il sera impossible de regarder le concert d’un œil neutre. Ce qui émerveillera les gens, on y aura déjà goûté, on pourra l’anticiper. On aura le trac, peut-être, pour ceux qui monteront sur scène. On saura ce qui peut ou non déraper, sur quoi ils auront déjà achoppé.

Dernier soir : le souffle et la grâce

Et puis ce dimanche soir, on rentre aux Trois Baudets par la porte habituelle, on croise des amis et connaissances, on s’installe aux premières loges, on se sent en famille. Le public est bienveillant et curieux de ce qui s’apprête à se dérouler ; ce concert était attendu. Après une très jolie première partie assurée par Diane Sorel, l’heure arrive et tous les six montent sur la scène plongée dans la pénombre. « Voûtes », le premier titre, est un moment un peu frêle où l’équilibre semble encore se chercher, dans le chant notamment. Mais on remarque chez Katel, par rapport à la veille encore, une aisance plus grande dans les déplacements. Elle n’hésite pas à occuper toute la scène, là où les premières répétitions restaient assez statiques. Les quatre choristes semblent incarner encore davantage les morceaux ; leurs sourires, leurs expressions radieuses dégagent une chaleur qui nous gagne à notre tour. On guette les réactions du public, très enthousiaste dès les premières minutes. Mais à partir du quatrième titre, « Cyclones », quelque chose s’enclenche pour de bon. Un élan soudain, un souffle qui ne retombera plus avant la fin, une intensité qui ira crescendo.

Lorsque Katel prend la parole pour présenter les morceaux, on découvre la petite histoire qui nous manquait pour certains, comme ce sample de Marguerite Yourcenar entendu encore et encore lors des répétitions, qui introduit l’un des morceaux les plus courts du set, « Danse sur le lac de Constance », l’un des plus axés sur l’harmonie miraculeuse des chœurs. On songe une fois de plus que le travail effectué sur les voix est vraiment de toute beauté. « La Bouche » et « À l’Aphélie » touchent à la perfection, tout comme un « Chez Escher » intense, porté par les chœurs et le piano, dont le final chuchoté s’étire l’espace de quelques secondes sublimes. Au moment de conclure le set, Katel dévoile le titre de l’album à venir : Élégie, comme cette dernière chanson, celle-là même qui l’avait émue en répétition – et qui aura, ce soir, ému aux larmes d’autres personnes dans le public. On ne peut s’empêcher d’être touché au moment du salut en les voyant si radieux tous les six, en sachant qu’ils ont porté le concert jusque-là, qu’ils viennent d’éveiller chez le reste du public toutes ces émotions qui nous traversent depuis trois jours. Les gens qui nous entourent sont soufflés, eux aussi. On a eu si peur qu’ils soient déçus ; mais on n’y croyait pas vraiment.

Reste le rappel et ses dernières incertitudes. Il voit réintégrer les deux titres qui avaient failli être écartés : « Décorum » qu’on prend un immense plaisir à réentendre et à fredonner, surtout maintenant que la tension du concert est dissipée ; et puis « Raides à la ville » que Katel vient interpréter assise à l’avant de la scène, seule devant nous avec sa guitare sèche et sa voix nue, offerte à nos regards sous une lumière feutrée, un instant d’abandon et de fragilité qui tranche avec la virtuosité de ce qui a précédé et nous remue d’autant plus. Le voyage se termine ainsi, dans l’euphorie tenace du moment vécu, dans le regret que tout soit passé si vite. On redoute parfois qu’entrevoir l’envers du décor, les trucs et ficelles cachés dans les recoins, finisse par briser la magie. Mais c’est une autre forme de miracle qu’on découvre au contraire : comprendre et constater que rien de tout ça n’est divin, que rien ne tombe du ciel, et voir à l’œuvre les hésitations, les tâtonnements, les milliers de petites décisions et d’efforts de volonté dont finit par naître la grâce. Si la destination est belle, le chemin parcouru l’est peut-être encore plus.

On attend maintenant Élégie avec une impatience d’autant plus grande que le souvenir de ces morceaux commence à s’estomper ; n’en restent que des bribes, des chœurs, des paroles – cyclones, cris d’oiseaux, cavaliers sur des lacs gelés – et la mémoire tenace de leur impact. Ce sera un bel album, on en a maintenant la certitude. L’œuvre d’une artiste exigeante et généreuse qui nous a fait, en nous ouvrant les portes de sa résidence, un magnifique cadeau.

NB : Photos prises lors des répétitions du deuxième jour de résidence. Les photos du concert lui-même par le matelot Micky sont ici.

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publié par le 21/09/15