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publié par Mélanie Fazi le 18/07/16
Eloïse Decazes - "Être seulement un corps conducteur pour la chanson"

Nous avions déjà questionné Eloïse Decazes en duo avec Sing Sing en novembre dernier, lors d’une interview autour de Arlt. Lors des recherches préparatoires, nous avions constaté, à notre grande surprise, que très peu d’articles avaient été consacrés à Eloïse elle-même, à sa voix envoûtante au timbre si particulier et à son travail sur les chansons traditionnelles. En dehors d’une passionnante émission de Marie Richeux sur France Culture où elle s’exprimait sur ce répertoire (et qui nous fut d’une aide précieuse pour préparer cette interview), nous n’avions pas trouvé grand-chose. Son interprétation de « La complainte du roi Renaud » sur son album de 2012 avec Eric Chenaux, pour ne citer que cette chanson-là, est pourtant l’une des choses les plus tourneboulantes qu’on ait entendues ces dernières années. Quelque chose comme un instant de perfection absolue, qui nous donne toujours la chair de poule après d’innombrables écoutes.

Depuis quelques mois, Eloïse Decazes semblait être partout. Sur scène avec Arlt et Eric Chenaux, sur disque pour une collaboration avec Delphine Dora, puis pour deux duos sur le superbe Luxe de Stranded Horse. Raison de plus pour lui proposer cet entretien et tenter de mieux cerner son parcours singulier, son rapport au répertoire qu’elle interprète, mais aussi son propre point de vue sur Arlt et l’éclairage différent qu’il nous apporte. La voix d’Eloïse est, à tous points de vue, beaucoup trop rare et sa parole d’autant plus précieuse.

Es-tu es venue à la musique au départ par les chansons traditionnelles ?

Pas forcément. J’ai commencé à m’intéresser à la chanson traditionnelle vers mes 20 ans. Je ne sais pas comment s’est fait la rencontre, je chantais, je n’avais pas envie d’écrire moi-même, ça ne m’intéressait pas. Je voulais chanter, pas me raconter. J’ai fouillé ce répertoire seule, à travers des anthologies existantes, plus ou moins bien conçues. Ce n’est absolument pas quelque chose qui m’a été transmis comme le voudrait à l’origine la tradition orale. J’ai une culture traditionnelle de médiathèque. (sourire) Mais justement, je pense que ce goût vient aussi de cette absence de transmission, d’une forme de frustration. J’ai grandi loin de mes grands-parents qui sont morts assez vite en plus de ça, je ne les ai quasiment pas connus. J’ai grandi avec cette espèce de nostalgie, un fantasme de repas de famille avec des grands-parents qui m’appelleraient « ma biquette » en m’offrant des gâteaux périmés depuis dix ans, me raconteraient des histoires et me chanteraient des chansons de leur temps. Je suis un peu allée me chercher des grands-parents dans des disques.

Quand as-tu commencé à te produire sur scène et sous quel format ?

À la même époque vers mes 20 ans, dans des cafés. J’ai très vite chanté des chansons comme « Je voudrais être mariée » ou « La complainte du Roi Renaud ». Des amis m’écrivaient des textes aussi, je me cherchais un peu. J’imagine que j’étais à l’affût de rencontres, ça a pris du temps de trouver une forme cohérente. C’est un vrai problème chez moi (la forme, la cohérence). Ça s’est un peu résolu à ma rencontre avec Sing Sing avec qui, en fondant Arlt, j’ai appris à mieux structurer les choses, à me poser des questions esthétiques un peu plus précises, ce que je refusais avant, naïvement. Ce dialogue avec Sing Sing m’a sans doute aidée, au-delà de Arlt, à un peu mieux cerner ce que j’avais à faire.

C’est intéressant car il disait de son côté dans une interview qu’il y avait eu une sorte d’évidence quand il s’est mis à écrire pour toi, quelque chose de différent qui était apparu dans l’écriture.

Il faudrait lui demander, je ne veux pas commenter son écriture.

Après ça, tu as pas mal travaillé avec Eric Chenaux sur un répertoire plutôt traditionnel. Est-ce que d’avoir eu l’expérience de Arlt entre-temps a changé ton rapport à ce répertoire ou ton interprétation ?

Oui, je dirais, un peu. Mais oui, il y a eu quelque chose de fort, qui était la question de l’incarnation des chansons. Surtout ce répertoire traditionnel qui vient de loin, qui est chanté par une multitude, qui a de nombreuses « strates » d’existence... Mais du coup je sais que, avant de rencontrer Sing Sing, j’étais très... interprétante, même dans les répertoires non traditionnels : la chanson était vraiment une matière à expression, je la prenais comme matière à exprimer mes humeurs, mes douleurs, ce que je ressentais. Je pense que ce qui a beaucoup changé, c’est ça : avant, la chanson était une matière avec laquelle jouer, et dans ma façon de jouer, je crois me souvenir que je me voulais très « entière ». J’imaginais que tout ce que j’étais devait passer dans la chanson, c’était super sincère de ma part mais certainement un peu grotesque, un peu obscène, un peu lourd. J’ai appris, j’espère, à m’effacer de plus en plus et à interpréter de moins en moins, à ne pas forcer sur l’émotion, pour laisser apparaître, peut-être, quelque chose qui relève plus d’une forme de relation entre soi et la chanson.

Si j’arrive avec tout ce que je suis, enfin, plutôt, tout ce que je pense être à ce moment-là, je ne laisse pas de place à cette relation. Je voudrais être capable d’être seulement un corps conducteur pour la chanson, la laisser passer, résonner, la redécouvrir à chaque fois sans la forcer.

Bon. Pour résumer, voilà à quoi je tends désormais : moins viser le ventre et les tripes, et un peu plus le cœur. Je trouve le cœur un peu plus musical que le ventre. (sourire)

Tu parlais du « Roi Renaud », c’est sans doute une des chansons les plus marquantes de ton album avec Eric Chenaux. Il y a effectivement une interprétation assez retenue qui est très émouvante, mais il se produit aussi une rencontre extrêmement forte entre la chanson elle-même, ta façon de l’interpréter et ce qu’y apporte Eric Chenaux musicalement.

Oui, il n’y a pas que la relation entre la chanson et moi qui compte mais aussi la relation avec Eric. Ça fait sept ans qu’on joue ensemble, ce qui commence à faire un bout de temps. Pendant l’enregistrement de ce disque, on se connaissait depuis trois mois, on avait chanté ensemble peut-être trois fois et encore : une seule fois en concert ! On ne se connaissait pas vraiment. Ce disque est une très belle trace de ce moment mais on est très heureux d’avoir réussi au fil des années à trouver un espace où jouer vraiment ensemble, dans une écoute attentive l’un de l’autre, ce qui est beaucoup moins évident que ce qu’on croit. Le premier disque a quelque chose d’un collage de nos personnalités autour de ces chansons. J’espère que le nouveau laisse entendre une autre alchimie.

Sur ce répertoire traditionnel, Eric Chenaux est la personne avec qui tu as collaboré le plus longtemps. Que t’a apporté cette rencontre musicalement par rapport aux précédentes ?

Déjà, c’est le premier à m’accompagner sur un répertoire strictement traditionnel. Aussi j’avais jusque-là l’habitude d’inviter des musiciens à m’accompagner sur des périodes courtes et précises, à l’occasion d’un concert ici ou là. Je papillonnais beaucoup. Je ne les ai pas virés ou quoi que ce soit, c’étaient seulement des rencontres prévues pour être éphémères. Eric est peut-être le premier à avoir montré un réel intérêt pour cette musique, il écoutait lui-même beaucoup de musique médiévale. Et il avait des théories insolites, personnelles, éclairantes sur le sujet. J’en ai plus appris avec lui sur ce répertoire que je n’en avais appris pendant toutes les années précédant notre rencontre. Il y a apporté un savoir objectif, mais aussi une forme d’insolence. Son approche n’est ni « primitiviste », ni moderniste pour autant. Il joue cette musique de façon moins puriste que spéculative mais c’est vivant, inventif, il m’aide à la remettre dans le présent. Jusque-là je chantais ces chansons avec cœur et je me débrouillais pour trouver des gens assez curieux pour m’accompagner. Avec Eric, j’ai commencé à mieux comprendre les enjeux de ce répertoire et comment on pouvait essayer de jouer librement, audacieusement mais fidèlement avec ces enjeux.

Vous êtes en train d’enregistrer l’album ?

On termine le mix. C’est toujours un répertoire traditionnel français mais cette fois nous avons fait ensemble le choix des chansons. Eric cherchait des morceaux plus ouvertement mélodiques, moins axés sur le récit. Il voulait aussi apporter des airs plus majeurs, un peu plus lumineux. Il a apporté des chansons qui lui rappelaient dans leur mode les vieilles ballades anglaises qu’il connaît bien, et qu’il aime. Il apporte, rien que par ses choix, une dimension plus immédiatement musicale, moins « littéraire », moins « théâtrale » à notre duo.

On retrouve quand même dans ce nouveau disque le genre d’histoires sombres que j’ai toujours aimé chanter, les éléments qui le composent sont proches de ce que nous avons toujours fait mais le tissage est différent... le dessin est sensiblement différent : voilà. Il n’y a strictement rien d’autre que ma voix et les guitares d’Eric, mais je crois que son approche des guitares donne une impression assez orchestrale à l’ensemble. Ça n’est pas une approche très « folk ».

On a tendance à présenter votre premier album comme un album de chansons traditionnelles mais quand on y regarde de plus près, il n’y en a que quatre. Les autres morceaux sont deux instrumentaux et deux chansons plus contemporaines : « On n’est pas des arbres » d’Areski et « La Glu » dont je n’ai pas retrouvé l’origine précise.

Il me semble que c’est une chanson de Jean Richepin. Il faut savoir que j’ignore beaucoup de choses et quand je sais des trucs, je m’arrange pour les oublier très vite. « La Glu », donc, si je ne me trompe pas, est la chanson-titre d’un ensemble plus vaste, un spectacle de cabaret. Je l’ai trouvé dans une anthologie de vieilles chansons de caf’conç’. Je me la suis appropriée sans trop chercher plus loin.

Dans les thèmes, elle fait illusion car elle ressemble vraiment à certaines chansons anciennes. Le fait que tu l’interprètes a capella sur l’album lui donne un côté intemporel, et elle est à peu près aussi noire et aussi morbide que le reste de votre répertoire.

Écoute, j’en ai entendu une autre version récemment, dans le film Homeland, année zéro d’Abbas Fadhel. Elle y est chantée en arabe et est plus longue d’un couplet qui monte encore un étage dans l’horreur. Ça m’a tout l’air d’être un traditionnel. La chanson de Richepin doit être une réécriture d’une chanson ancienne. Mais est-ce un traditionnel irakien ? Est-ce qu’il en existe une version française antérieure à Richepin ?

À propos du côté très noir de ces chansons, c’est saisissant de te voir les interpréter sur scène d’une manière très lumineuse, voire avec un grand sourire.

Oui, parce que je les trouve vraiment belles et que c’est une joie de les chanter. Joie de jouer avec ces mélodies, joie d’avoir cette langue pas possible en bouche. Joie des tournures archaïques, des conjugaison fantaisistes, de la verdeur des expressions, d’un français pas encore fixé et moins rationnel qu’aujourd’hui.

Il n’y a pas que le récit dans une chanson, il y a la musique et ça rejoint ce que je disais tout à l’heure. Il ne s’agit pas de venir souffrir à la place des personnages mais de faire de la musique. Il n’y a pas de raison de faire la musique autrement que lumineusement.

Comment vas-tu à la recherche de ces chansons traditionnelles ? Est-ce que tu t’intéresses au travail de certains interprètes ou collecteurs ? Ou est-ce que ça se fait un peu au hasard ?

Je ne sais pas si c’est au hasard mais je vais à la médiathèque au rayon « chansons traditionnelles », chercher des anthologies. Ce n’est pas le moment que je préfère, je n’ai vraiment pas ce truc d’aller dénicher des choses, je ne suis pas une chercheuse. Ce n’est pas le moment le plus facile pour moi, il dure très peu de temps et il est complètement refoulé ensuite. Je ne sais pas pourquoi. Enfin, toujours est-il que j’écoute des disques, que je les laisse tourner dans mon quotidien. Je chante celles auxquelles je m’attache le plus, c’est très simple. Je ne suis pas du tout une spécialiste de la chanson traditionnelle, j’oublie la provenance et la date des chansons, j’oublie leur contexte, j’oublie toutes les informations. C’est à peine si je lis les livrets. Mon rapport à ça est purement émotif et sentimental. Je ne revendique pas particulièrement cet aspect, mais c’est comme ça. Je chante ça comme on chante ses tubes préférés, sans me poser tellement de questions.

Tu as participé récemment à différents projets et collaborations, notamment l’album Folk Songs Cycle enregistré avec Delphine Dora et paru l’an dernier, qui est la reprise d’un cycle de chansons existant. Sous quelle forme ce cycle est-il paru au départ ? Ce terme de « cycle de chansons » est inhabituel.

C’est un jeu avec le titre de l’album de Van Dyke Parks, Song Cycles. Je crois que c’était une idée de Delphine. Ce disque est une relecture des Folk Songs du compositeur Luciano Berio. C’est un ensemble de vrais traditionnels de provenances diverses réarrangées pour sa femme, la cantatrice Cathy Berberian. C’est un répertoire populaire, glané dans les campagnes ou dans les rues puis abordé par Berio avec l’approche savante d’un compositeur contemporain. De façon un peu espiègle, il y a aussi glissé quelques morceaux originaux écrits par lui « à la manière de ».

Avec Delphine, on reprend tout ça et on le ramène, non pas à son territoire d’origine mais dans des chambres de petites filles qui s’enregistrent sur un magnétophone, on retrouve le truc un peu amateur, mais dans un contexte encore différent de celui qui a vu naître ces chansons. Chez Berio, c’est vraiment un cycle, un cercle. Chez nous il y a des « tranches », des titres séparés, mais chez lui c’est une pièce entière qui dure 23 minutes, qui ne s’arrête jamais et où les chansons se succèdent sans silence, avec un liant instrumental. La chanson intitulée d’Azerbaïdjan, Cathy Berberian l’a retranscrite phonétiquement d’après un vieux vinyle tout craquelant. Nous, on l’a réinterprétée de façon plus que phonétique d’après sa version. À mon avis, à l’arrivée, ça ne veut plus rien dire du tout.

Parmi les musiciens de passage avec qui j’ai travaillé il y a longtemps, il y avait une harpiste, Valéria. Elle venait vraiment du classique, de la musique contemporaine. Elle ne connaissait rien à la chanson française, à la musique traditionnelle, hormis ce disque, donc, qu’elle m’a fait découvrir pour faire un lien entre nos deux pratiques, la sienne a priori savante et la mienne plutôt issue d’un répertoire populaire. On a joué ensemble « Rossignolet du bois » que j’ai gardé longtemps dans mon set. Des années plus tard, j’ai parlé de ce disque à Delphine qui l’écoutait et l’aimait elle-même depuis longtemps.

J’étais surprise d’apprendre que les deux premières chansons du cycle sont attribuées à John Jacob Niles car j’ai justement découvert son nom en m’intéressant à ton travail. Vous aviez repris avec Arlt une autre de ses chansons, « Jesus, Jesus Rest Your Head », à l’occasion des 36h de Saint Eustache.

Et on avait déjà repris une chanson au tout début du groupe, on partageait l’affiche avec Holden au Zèbre de Belleville, et Mocke et Armelle nous ont proposé de reprendre ensemble « The Gypsy Laddie ». Ils étaient très fans de John Jacob Niles, Sing Sing aussi qui l’avait découvert dans le documentaire de Scorsese sur Bob Dylan. On a fait très peu de reprises avec Arlt, mais sur les trois quatre reprises il y en aura eu deux de John Jacob Niles.

Votre version des 36h de Saint-Eustache était vraiment très belle.

C’est le fil rouge du festival : chaque artiste devait reprendre une pièce liturgique. On a choisi cette espèce d’étrange chanson de Noël.

Vous en avez deux, pour deux éditions des 36h...

L’autre, c’était quoi ? Je ne sais plus...

« Leaning on the Everlasting Arms »

Ah oui, c’est une des chansons dans La Nuit du chasseur. La vieille dame la chante dans son rocking chair, en veillant sur les orphelins, son fusil sur les genoux, en duo avec le pasteur Mitchum qui guette. Cette fois, c’est Thomas Bonvalet qui a fait ce choix.

Pour en revenir à cet album avec Delphine Dora, comment le projet est-il né ?

Pour être hyper honnête, c’est une idée de Sing Sing. Il lance souvent des idées comme ça. Il dit « Vas-y, cap ! », je dis « Ok », voilà. Comme je disais, je chantais déjà cette chanson, « Rossignolet du bois ». Delphine, ça faisait longtemps qu’on la connaissait, ça faisait bien quatre cinq ans qu’on suivait son travail, qu’on trouve magnifique. Je suis une grande fan de Delphine, elle a un chant d’une grâce phénoménale, j’adore son chant et j’adore la musicienne qu’elle est. Je m’en sens très proche et en même temps, au niveau de la forme, elle est très éloignée de moi. Donc voilà, ça a été une espèce de défi, amusant, se rencontrer autour d’un disque important pour nous deux, avec chacune son tempérament, chacune son esthétique, chacune sa manière d’appréhender et de faire les choses. C’était l’occasion d’observer nos points communs et nos différences, de les confronter et de voir ce que ça pouvait raconter. C’était plutôt intense, ça m’a pas mal déplacée.

Avec Arlt, j’occupe une place un peu particulière, un peu somnambule. Avec Eric, je ne sais pas. Avec Sing Sing ou avec Eric, je dialogue mais je paresse un peu, j’aime bien me laisser porter, non pas par eux mais par ma relation avec eux. Là j’étais... révolutionnée. J’ai dû prendre des décisions plus abruptes, faire des choix forts, d’habitude j’ai l’impression de déléguer un peu plus. Il fallait essayer d’élaborer des formes et des formats. Et c’était ça, se dire : « Est-ce qu’on va réussir à s’accorder ? » Jusqu’au bout, ça a été vraiment une expérience fondée sur l’altérité. Je sais qu’il ne suffit pas toujours de s’aimer, de s’apprécier, de se respecter beaucoup pour que les choses prennent. Jusqu’au dernier moment, je ne savais pas si ça fonctionnait. Je n’étais pas sûre que ça fasse sens au-delà de l’anecdote de la rencontre. On était heureuses de travailler ensemble, mais il faut créer quelque chose au-delà de ça. Je ne réécoute pas tellement ce que je fais mais si j’en crois certains retours, il semble qu’on ait réussi à créer un espace capable d’accueillir ces contraires-là (Delphine et moi) et de rendre hommage aux chansons. Voilà, ce disque est à la fois une version inédite de cet ensemble de chansons et un petit documentaire bizarre sur une rencontre un peu insolite.

Je suis un peu approximative dans mes réponses, mais je n’ai pas l’habitude de trop réfléchir à ce que je fais. Eric ou Sing Sing sont plus clairs, ils ont plus que moi le goût de la théorie.

C’est d’autant plus intéressant d’avoir ton point de vue. En préparant l’interview de Arlt en novembre, je me suis aperçue qu’il y a assez peu d’articles sur toi, spécifiquement. Et ton point de vue sur tout ça m’intéressait.

Eh bien j’ai des sentiments assez nets sur comment je vis les choses mais mon « point de vue » est toujours un peu flottant. Mais j’ai toujours l’air de dévaloriser ça et du coup je me fais engueuler, comme si je me cachais, comme si je n’assumais pas. Mais ça n’est pas de la coquetterie, promis. Je sais que ça vient de mon rapport un peu compliqué à l’écriture aussi. Je n’ose pas la ramener, je préfère laisser parler ceux qui écrivent (avec les traditionnels, c’est pratique). Je parle toujours de mon inquiétude vis-à-vis de la forme et de l’écriture, mais je dois admettre que si je n’écris pas, je fais quand même des choix, mes choix sont fermes. Je sais ce que j’aime ou non, ce que je veux chanter ou pas. J’aime les invitations, les propositions, les aventures, les défis. Mais je sais ce que j’ai envie d’accepter, je sais ce qui ne m’intéresse pas.

Ça pouvait faire peur, sur le papier, de travailler avec Delphine, on se connaissait à peine, on est assez sauvages toutes les deux. Je suis allée chez elle dans le Cantal, je me suis retrouvée plongée dans son quotidien pendant deux fois une semaine. À vivre à son rythme qui ne m’est pas familier. Mais c’était formidable. Mais ce sont quand même moins des « points de vue » que des expériences que je vis, intensément, et que je peux essayer de raconter, ou de partager, plus ou moins précisément.

Tu parlais tout à l’heure des quelques reprises faites avec Arlt. Comment avez-vous intégré « Je voudrais être mariée », qui est votre seule reprise gravée sur album ?

J’ai eu une petite vie avant Sing Sing où, à force de ne pas réussir à garder mes musiciens, j’ai fait une petite série de concerts d’une demi-heure entièrement a capella. Elle faisait partie de ce répertoire-là. Je crois que Sing Sing l’aimait beaucoup, il a réduit la grille à un accord, a décharné la chanson, il en a fait du Arlt. La première fois qu’on l’a jouée ensemble, c’était au premier étage d’un restaurant complètement étrange à Bruxelles, il y avait de la moquette partout. C’est lui qui a invité cette chanson dans Arlt. « La Rouille » au départ, il ne l’avait pas écrite pour Arlt, pas écrite pour moi. Je lui ai dit : « Je veux la chanter. » Il a construit Arlt autour de ça. J’ai réclamé « La Rouille » et lui « Je voudrais être mariée ». C’est un peu la base de notre duo.

ARLT, la rouille @ HOME PLUGGED from Sylvain Nouveau on Vimeo.

Selon les chansons, l’un ou l’autre d’entre vous va être l’interprète, ou bien vos deux voix se répondent. Comment décidez-vous qui va chanter quoi ?

C’est Sing Sing qui écrit les chansons, dans son coin. Vient un moment où il me demande de venir les écouter et de commencer à les chanter avec lui. Ça se fait de façon très artisanale, ou en tout cas très naturelle, au feeling. Il a beaucoup d’idées, je pense qu’il projette beaucoup de choses, mais au moment où on se met à faire les choses ensemble, tout est remis à zéro et il lâche pas mal de choses. On n’est pas du tout des musiciens qui décidons à l’avance de l’arrangement, on ne se concerte pas. C’est beaucoup plus... ce n’est pas que c’est plus compliqué, mais ça demande plus d’humilité que ça. On commence les répétitions, on a la matière, la matière c’est nous et si on tire d’un côté, on voit si ça casse, si ça lâche ou si au contraire ça fait des formes. À partir de là...

Il écrit ces chansons dans notre vie, notre vie à deux, pas sur notre vie mais à l’intérieur d’elle. Donc très souvent il va chercher des, comment dire... ? Il n’est pas du tout dans quelque chose qui lui est simplement propre, à lui. Il apporte une forme, et moi je donne, disons... ma « matière ». C’est notre façon de fonctionner. Il écrit, il avance une forme (la forme, je radote, ce n’est vraiment pas mon fort à moi, par contre je peux tenter de générer une matière capable d’entrer en résonance avec cette forme).

D’ailleurs je n’ai pas répondu tout à l’heure à ta question concernant l’écriture de Sng Sing mais je peux quand même te dire ça, qu’en solo il était plus contraint par ses obsessions personnelles. Notre rencontre lui a permis, je crois, de lâcher quelque chose en l’obligeant à inventer de nouvelles obsessions pour nous deux. Il a commencé par écrire « Les Dents » qui a cette espèce de romantisme qu’il ne se serait pas permis pour lui seul.

Est-ce que ça a été différent, justement, d’interpréter des chansons écrites pour toi ?

Oui, c’est différent. Il y avait déjà des gens qui avaient essayé d’écrire pour moi mais ça n’avait pas marché du tout, parce que c’était fait de beaucoup de projections de leur part dans lesquelles je ne me reconnaissais pas. Après, on est tombés amoureux, on était en couple, ça fait la différence. Personne ne me connaît mieux que Sing Sing. J’ai parfois l’impression qu’il me connaît mieux que je ne me connais moi-même. Toutes ces chansons ne sont pas tant écrites pour moi qu’à partir de moi. C’est très compliqué, c’est sa voix et la mienne ensemble, c’est la voix de « nous », très fortement. C’est troublant, d’ailleurs, pour moi.

On parlait de tes projets récents, tu as notamment chanté deux chansons sur Luxe, le dernier album de Stranded Horse. Je crois que tu connaissais Yann Tambour avant cette collaboration ?

Oui, c’est un ami depuis longtemps et j’ai commencé à chanter avec lui sur cet album, qui a mis un certain temps à se fabriquer, peut-être deux ans. On avait pas mal d’amis communs à Lille, à Nantes, on nous parlait souvent de lui, moi j’aimais beaucoup Stranded Horse dont j’écoutais le premier album.

On s’est rencontrés à un concert de Arlt, on s’est beaucoup vus, on a commencé à faire des concerts ensemble, à traîner ensemble. Oui, c’est vraiment une belle rencontre pour moi. C’est vraiment une histoire d’amitié, il est un peu de ma famille. Alors ça n’est pas vraiment une « collaboration » comme je l’entends avec Eric ou avec Delphine, ça n’est pas un duo, c’est une invitation, une invitation de sa part, à participer à « son » travail. Attention, je ne place pas la collaboration à un niveau plus élevé ou plus noble que l’invitation ! J’aime beaucoup ça, c’est chouette ce qui se passe avec lui, j’aime jouer avec lui, voyager avec lui, passer du temps avec lui. Et j’aime sa musique. Mais je ne suis pas là pour la transformer, la déplacer. Dans mes autres projets, j’ai un partenaire avec qui j’essaie de dialoguer, dont j’essaie de perturber un peu les propositions. Dans le travail de Yann, j’aime interpréter une partition, sa partition. Je me mets à son service. C’est une différence qui est importante pour moi.

Tu as aussi interprété la chanson « Plaisir d’amour » dans le film L’Apollonide. C’est Bertrand Bonello qui t’a contactée ?

Il cherchait une chanteuse et c’est JP Nataf, qui est un grand ami de Bertrand Bonello, qui lui a parlé de moi. C’est étrange, comme les choses se font. Je me rappelle être allée chez Bertrand, il était 10h du matin, je le connaissais à peine, j’avais un café à la main et il m’a montré direct, sans prévenir, la scène où ce personnage se fait découper les joues, « On entendra la chanson sur cette scène ». J’étais un peu intimidée, je n’avais jamais fait ça. C’est une très belle chanson, « Plaisir d’amour ». Il m’a fait réinterpréter la version de Marianne Faithfull. Je ne la chante pas en entier, d’ailleurs.

Un grand merci à Eloïse pour sa disponibilité et son implication dans les différentes étapes de cette interview.

Photos (c) Mélanie Fazi, polaroid (c) Eloïse Decazes.

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publié par le 18/07/16