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publié par Mélanie Fazi le 28/01/16
David Bowie
- Blackstar
Blackstar

Ceci n’est pas vraiment une chronique. Pas même une réflexion longuement mûrie au fil des écoutes. Plutôt le reflet d’une réaction face à ce qui restera sans doute comme l’une des expériences musicales les plus étranges de l’année. On voit mal, de toute manière, comment chroniquer ce Blackstar, comment le traiter comme un album ordinaire : il ne le sera jamais. Sa seule existence fascine et bouleverse à la fois. Elle est une anomalie, au sens le plus sublime du terme, comme le fut l’existence d’un certain musicien extraterrestre au regard dépareillé. Cet album est autre. Cet album est d’ailleurs.

Comme une invitation

Il faudrait de toute manière, pour lui rendre justice, connaître la carrière de David Bowie plus intimement que nous avouerons le faire. On ne sait trop ce qui nous pousse, quelques jours après sa mort, à faire l’acquisition de ce Blackstar quand on n’a pas vraiment écouté ses albums récents, quand on est surtout nourri par le glam flamboyant de la période Ziggy Stardust/Hunky Dory, quand on ne connaît même pas si bien la trilogie berlinoise entre autres merveilles. On ne sait plus si l’on se sent vaguement charognard ou si c’est une forme d’hommage sincère. N’empêche que l’expérience est singulière : nous voilà face à un album posthume conçu comme tel. L’idée même du cran qu’il doit falloir pour continuer jusqu’au bout donne le vertige. Mais c’est comme si, d’une certaine manière, il nous invitait lui-même à entreprendre ce voyage. Tout avait été prévu.

Et nous voilà, dès les premières écoutes, face à un moment d’étrangeté pure qui dépasse la simple expérience musicale. Quelque chose qu’on a brièvement frôlé l’an dernier, au lendemain des attentats de novembre, quand la musique est soudain devenu une expérience vitale, quand certains d’entre nous ont connu l’éblouissement lors d’un « premier concert d’après » transformé en bulle hors du temps. Quelque chose de cette intensité-là renaît à l’écoute de Blackstar. Un mélange de fascination et de malaise aussi. Nous voilà accueillis par une voix d’outre-tombe – littéralement. Et ce qu’on entend dans la chanson-titre, dans la bizarrerie sépulcrale du chant, est au-delà des mots. Un homme nous parle de la mort alors même qu’il la regarde en face. Un homme qui a été une légende de son vivant et qui transforme ses derniers moments en œuvre d’art. Un bref instant, on l’imagine presque qui regarde vers cet « autre côté » soudain si proche et nous en livre le témoignage, comme un improbable passeur. Dire qu’on en a eu la chair de poule n’est pas une métaphore. Qui d’autre que Bowie pouvait oser ce tour-là, et le réussir de manière aussi magistrale ?

La vérité la plus brute

Ici et là, on entend la peur qui devait être la sienne suinter entre les notes, dans l’ambiance crépusculaire entre jungle et free jazz de « Blackstar », dans les cuivres stridents de « Tis a Pity She Was a Whore » et sa cadence de cœur qui s’emballe, dans la rythmique oppressante de « Girl Loves Me », dans le calme trompeur de « Lazarus », peut-être celle des chansons qui ressemble le plus à un testament et dont l’écoute nous prend aux tripes. « Look up here, I’m in heaven » : ces premiers mots résonnent douloureusement. Ce n’est pas une métaphore. C’est la vérité la plus brute et la plus immédiate de cette voix qu’on entend lentement s’essouffler. Cette voix qui parvient à parler de sa propre mort sans larmes ni pathos et nous entraîne dans un labyrinthe de double sens. On ne peut que supposer, conjecturer ; il n’empêche que chaque mot de cet album semble nous en parler. « Dollar Days » peut-être plus encore que les autres, non sans se teinter de mélancolie (« If I never see the English evergreens I’m running to/It’s nothing to me »).

Regarder la réalité triviale de la mort, sans la déguiser, sans se bercer de mensonges, et pourtant réussir à la transcender : il y a là quelque chose qui ressemble à un geste de classe absolue, un acte de courage insensé. Sans doute aussi, d’une certaine manière, une forme de mise en scène, de la part d’un artiste qui a toujours aimé les masques et les costumes, et qui ancre sa propre mort dans la légende qu’a été sa vie. Face au déferlement d’articles et d’hommages qui ont suivi l’annonce, certains ironisaient en faisant remarquer que tous ces gens parlaient davantage d’eux-mêmes que de Bowie ; nous n’y ferons pas exception. Mais c’est dire l’empreinte qu’il a eu sur nos histoires à tous. Que celui qui n’a pas versé une larme en réécoutant qui « Life on Mars », qui « Space Oddity » (remplacer par toute autre chanson de votre choix, de votre vie) nous jette la première pierre. Bowie a su être grand jusqu’au bout – et on imaginerait presque, malgré la gravité de l’album et du contexte, un sourire en coin, un dernier clin d’œil, au moment de partir avec panache et discrétion à la fois, en nous laissant cet ovni-là dans son sillage. Comme un tour de passe-passe voué à l’échec mais grandiose malgré tout.

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publié par le 28/01/16
Informations

Sortie : 2016
Label : Columbia Records