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publié par Mélanie Fazi le 18/09/15
Arita
- Arita chante Lhasa
Arita chante Lhasa

Chroniquer un album de reprises ou d’hommages est chose malaisée par principe, et plus encore dans le cas d’une artiste comme Lhasa de Sela, disparue il y a maintenant cinq ans. Parce que sa mort a généré une émotion à la hauteur de la côte d’amour dont bénéficiaient ses albums de son vivant. C’était une artiste entière que l’on aimait pleinement, qui dégageait une lumière et une force de vie sans pareilles, et dont la musique et la voix habitaient notre quotidien. Difficile aujourd’hui encore de réécouter celles de ses chansons qui nous sont les plus chères sans que les larmes nous montent au coin des yeux. Et parfois, difficile de les réécouter tout court.

Tordre et s’approprier

On avouera donc une certaine appréhension au moment de découvrir l’album que lui consacre aujourd’hui le quatuor nancéien Arita, enregistrement live d’un spectacle au départ créé pour la scène et présenté notamment au festival Nancy Jazz Pulsations. L’idée séduit autant qu’elle inquiète. Bien sûr, il s’agit là d’une œuvre et d’une artiste qui méritent amplement ce genre d’hommage. Mais tout de même, s’attaquer de front au répertoire de Lhasa est une entreprise risquée. Le premier extrait enchante et déroute à la fois, et soulève alors une question qui orientera les premières écoutes : à l’aune de quels critères juger une reprise ? Sa fidélité au matériau d’origine, dans la forme ou l’esprit, ou au contraire sa capacité à le tordre pour mieux se l’approprier ?

Histoire intime

Si la question reste si présente à l’écoute de cet album, c’est que les premiers morceaux troublent par leur mimétisme. Sur « Small Song » et « My Name », on retrouve les morceaux tels qu’on les connaît, dans la structure comme dans l’ambiance, et dans le chant surtout, à l’intonation près ; l’espace d’un instant, un fantôme traverse la pièce. La voix d’Alexandra Prat se coule si bien dans le chant de Lhasa que les deux se confondent parfois. Une voix de gorge un peu rauque, bien sûr pas identique, mais capable de faire illusion par moments, et tout aussi à l’aise avec le français qu’avec l’espagnol ou l’anglais. Ce qui, avant même de visiter l’album dans son ensemble, retient déjà l’attention, de même que l’évidente maîtrise musicale du groupe qui l’entoure.

On ne peut s’empêcher, tout au long de cet album, de s’interroger sur ses propres ressentis à l’écoute des différents morceaux. On est ici moins dans la reprise que dans l’hommage avoué, c’est-à-dire moins dans la reconstruction que dans l’émotion ; on ne sait plus très bien parfois si celle qui vous serre la gorge et vous pique les yeux provient de la reprise elle-même ou de l’histoire intime qui vous lie à la chanson d’origine. Certaines versions peuvent paraître sages, dans leur volonté de coller au plus près à l’interprétation de Lhasa (sur « La Marée haute » ou « La Celestina »), mais elles ne sont jamais lisses, jamais dépassionnées. Le souffle y est toujours, le cœur et les tripes aussi.

L’oiseau libéré

Et petit à petit, à mesure que se déroule le concert, le voyage nous emporte ailleurs. Le groupe commence à tordre les morceaux, subtilement parfois (« My Name » qui s’emballe sur la fin), ou de manière plus audacieuse comme sur « Anywhere on This Road », l’une des chansons les plus atypiques de Lhasa, qui convoque la transe rythmique par de tout autres moyens, dans une montée de guitares acides, alors que le chant se libère de la mélodie originelle. Arita invite le jazz et le rock dans l’univers musical de l’artiste, qui brassait elle-même les genres et les influences. Vers la toute fin, le groupe dynamite le splendide « El Pajaro » dans une version de sept minutes transposée en français, tendue, nerveuse, saturée, où l’on croit entendre par transparence la mélodie de départ, comme si on la frôlait du doigt. Lorsqu’elle se libère enfin au milieu du morceau, nous restituant le chant de l’oiseau en espagnol, l’émotion nous saisit de plus belle.

Partant d’un territoire éminemment familier, on glisse ailleurs, petit à petit. Lhasa elle-même, enfant de la balle née d’un peu partout et de nulle part à la fois, aurait sans doute apprécié la démarche. On écoute moins cet album, finalement, comme une suite de reprises que comme les variations multiples existant de certaines pièces classiques, les chansons de Kurt Weill par exemple. La musique de Lhasa cesse soudain d’être la matière figée de trois albums pour devenir mouvante et malléable, amenée à traverser le temps, à revivre par le biais d’autre voix. Elle-même, après tout, s’était approprié des pièces traditionnelles qui côtoyaient ses propres compositions sur La Llorona.

La grâce et la mémoire

On saura gré à Arita de nous avoir offert ce petit moment de grâce et de mémoire, ce voyage intime dans nos propres souvenirs. Et jusqu’à ces quelques larmes qui nous cueillent au détour des refrains. On regrettera peut-être les interventions entre les morceaux qui, parfois, nous arrachent quelque peu à la chaleur du moment. Mais cet album est une main tendue, un geste de partage, à l’image du très beau final de « Pa’ Llegar A Tu Lado » où s’invite le chœur du public, maladroit tout d’abord et ponctué de rires, mais sincère, et qui s’affine ensuite pour devenir un souffle fragile et beau, un instant de communion.

Chacun abordera bien sûr cet hommage par le biais de sa propre histoire, de son propre rapport à l’œuvre de Lhasa. C’est une belle occasion en tout cas de nous replonger dans son répertoire, d’explorer les émotions complexes désormais associées à sa musique. Et la faisant revivre brièvement à travers cet album, Arita lui accorde un instant d’immortalité dérisoire : on est presque sonnés par la force et l’immédiateté que conservent sa musique alors qu’elle-même n’est plus. Cinq ans plus tard, elle nous est toujours aussi précieuse ; cinq ans plus tard, elle nous manque toujours autant.

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publié par le 18/09/15
Informations

Sortie : 2015
Label : Les Arts Komodo

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