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publié par gab le 20/11/04
nicolas nemiri + jean-david morvan - Je suis morte
Je suis morte

badaud

une couverture peut cacher bien des choses [dicton bas-sarthois, XVIIIe] ... pour illustrer cette sympathique et ô combien instructive maxime, plaçons nous dans le monde merveilleux de la culture marchande (ou plutôt l’inverse) de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, à l’époque où la lecture et autre écoutes musicales nécessitaient encore l’emploi de supports physiques assez archaïques et contraignants. en ces temps là, les livres, les bandes dessinées et les disques (qu’ils soient compactes ou non) possédaient une couverture afin d’éviter que les pages ou la galette musicale ne se salissent et, pour joindre l’utile à l’agréable, une âme charitable (ou d’une efficacité commerciale à toute épreuve) avait eu l’idée géniale d’y imprimer les principales propriétés de l’objet en question (son titre, ses auteurs, la maison d’édition, ce genre de détails ...). rapidement ces couvertures furent agrémentées de photos ou dessins censées mettre en valeur le contenu en renvoyant à l’univers de l’oeuvre ... ou pas, d’ailleurs (d’où le dicton bas-sarthois) ... quoiqu’il en soit, elles servirent communément de faire-valoir en attirant le regard et en retenant le badaud (à cette époque, aussi incroyable que cela puisse sembler, les gens se massaient dans des magasins spécialisés pour consulter et acheter ces produits). le contexte historique étant maintenant bien en place, il convient pour notre étude de séparer d’un côté les disques et les livres, et de l’autre les bandes dessinées. dans notre premier champ d’étude, on constate que le public ne fut pas dupe bien longtemps et comprit que la couverture était somme toute accessoire puisque rarement révélatrice du style ou de la qualité du contenu, tout au plus pouvait-on y deviner les goûts de l’auteur ou de son entourage. et si une belle pochette incitait clairement à la découverte, on ne s’y fiait pas plus que cela. qui, sinon, se serait procuré un disque comme "remué" de dominique a. (plus connu depuis pour ses nombreuses réformes ministérielles) ? en revanche, pour notre deuxième champ d’étude, la bande dessinée, nous avons là une toute autre affaire. la couverture était d’une importance primordiale, c’est l’évidence même, puisque la corrélation entre celle-ci et le style du dessinateur était on ne peut plus forte. mais n’ayez crainte, plutôt que de théoriser plus longtemps et de nous lancer dans une étude de fond, sûrement passionnante mais légèrement hors propos, nous allons plutôt nous baser sur un exemple concret afin de mieux comprendre les enjeux de l’époque et nous intéresser de plus près à "je suis morte", bande dessinée du tandem nicolas nemiri (dessin, couleur) et jean-david morvan (scénario), parue en 2004. pour cela quoi de mieux qu’un article d’époque du webzine cargo ! (ancêtre de notre bienheureuse multinationale) datant de cette même année :

copyleft

une couverture de bande dessinée peut cacher bien des choses [dicton copyleft adapté d’un dicton bas-sarthois, XVIIIe] ... mais elle doit en même temps en révéler tout autant. c’est le cas de celle-ci bien entendu, même si cela lui joue aussi des tours à l’occasion, et à contempler cette dernière en rayon, on ne peut que remercier le libraire d’avoir bien fait son travail en y accolant une petite étiquette "choix du libraire", nous évitant ainsi de passer à côté d’un si singulier album. non que la couverture en question soit hideuse au possible, bien au contraire, elle est même remarquable ... pour une devanture de livre pour enfant. et tout de l’écriture maladroite aux couleurs employées (le jaune et le bleu), sans oublier la fillette, yeux ouverts et l’air absente, allongée au sol sur un dessin à la craie, nous conforte dans la vision d’un livre pour môme. or il ne s’agit en aucun cas d’un livre pour enfants, loin de là. mais la présentation n’est pas non plus hors contexte puisqu’elle nous fait entrer directement dans l’ambiance de cette bande dessinée. seul le titre, lorsqu’on s’attarde dessus, frappe par son incongruité : je suis morte, complété par le sous-titre (apprendre). un ensemble de mots en décalage avec l’univers enfantin certes mais aussi en contradiction les uns avec les autres car comment peut-on apprendre à être mort ? et comment peut-on être mort et continuer d’apprendre ? ces quelques mots, en coordination avec le dessin, suffisent amplement à définir cet album, à laisser entrevoir son énigme, son mystère et cela avant même d’ouvrir ce tome, le premier d’un récit en trois épisodes.

shhhhh

si nous n’avons donc pas toutes les réponses en fin d’album, nous en obtenons suffisamment pour nous tenir en haleine tout au long de ses pages, et, pour ne rien gâcher, elles sont servies d’une main de maître par un jean-david morvan assez loin de l’habituelle légèreté de son énorme succès qu’est la série sillage. des réponses savamment orchestrées, disais-je, puisque délivrées au compte gouttes que ce soit par l’intermédiaire de la voix-off omnisciente d’aster, l’héroïne, ou ensuite alors qu’on suit les pas de celle-ci au cours de sa découverte progressive du secret inquiétant qui l’entoure. je n’en dirai pas plus sur le scénario pour ne pas trop en dévoiler. je préciserai juste qu’il s’agit de science-fiction "soft", j’entends par là plutôt crédible (pas de délires ou de monstres). on est un peu hors du temps, même si on apprend rapidement que l’action se déroule dans un futur assez éloigné. cette sensation étrange d’intemporalité qui perdure tout au long de l’intrigue n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le fond de celle-ci, mais shhhhh ... j’avais dit que je n’en parlerais pas ...

immersion

on peut par contre évoquer à loisir le dessin et les couleurs saisissantes de cet album et éloigner ainsi le risque majeur de glissade involontaire qui nous guette. car non seulement le scénario est bien ficelé mais l’aspect graphique, plutôt hors normes, joue un rôle important dans la narration. si l’on considère tout d’abord le dessin, il frappe d’emblée par son imprécision ; on est loin d’avoir un crayonné maîtrisé (c’est l’impression que cela donne en tout cas) et propre. au contraire, il semble que la main tremble un peu, que les visages en gros plan sont légèrement difformes. cela choque au départ mais les premières planches passées, on s’habitue et on se rend compte qu’il participe grandement à la description du monde de l’enfance, autre aspect très présent ici. c’est d’ailleurs le côté le plus touchant de cette bande dessinée dont on ressort passablement bouleversé, cette immersion dans l’enfance, cette empathie pour la fillette solitaire que les auteurs nous transmettent. le meilleur exemple pour illustrer cette plongée en enfance étant la vignette qui voit aster patienter dans une salle de jeu. dans une même case on la voit dans trois positions différentes avec des jouets différents et cette simplissime gestion du temps produit un effet assez incroyable, on voit les heures s’écouler en un dessin comme si on était nous-mêmes dans la pièce avec elle. plus généralement maintenant, il se dégage une très belle mélancolie de toutes les pages, mélancolie due principalement à une mise en scène très juste de la solitude de l’héroïne et sans doute aussi aux couleurs.

look

et c’est le deuxième aspect graphique qui frappe fortement. les couleurs sont très profondes, très denses, beaucoup plus que dans d’autres bandes dessinées qui privilégient souvent les couleurs claires et légères ou alors quand elles sont plus tristes, les couleurs sombres (le gris, le noir). ici on commence dans les tons blancs (l’innocence de la fillette ?) et plus on avance dans le temps et dans la découverte de l’énigme, plus on part dans les tons rougeâtres (marrons, rouges ...). des couleurs profondes pour une ambiance plombée et une grande mélancolie en somme. pour compléter ces impressions, un dernier élément graphique marquant vient s’ajouter ... un élément double puisqu’il s’agit des vêtements et des coupes de cheveux des personnages. les vêtements, tout d’abord, sont très stylés, genre cool mais étudié (pantalons larges, plusieurs couches de t-shirts ...). pareil pour les coiffures en bataille mais sans faux-plis et cela pour tous les personnages, de tous les ages, que ce soient les parents ou les petits enfants. ce décalage d’un look branché à toute une société nous permet facilement de comprendre que nous ne sommes pas à notre époque (mais bien dans le futur) et qu’en même temps la société n’a pas tant évolué que ça. un petit décalage pour une grande interrogation puisqu’on réalise très vite que quelque chose a changé dans cette société sans arriver à vraiment mettre la main dessus (du moins en début d’histoire).

tandem

après cette très prometteuse entrée en matière, il reste désormais à nemiri et morvan la délicate mission de transformer l’essai et de ne pas rater le coche des deuxième et troisième tomes. d’autant que le seul point légèrement négatif que l’on puisse adresser à je suis morte est de ne pas éviter certaines mises en scènes un peu faciles, ou peut-être moins subtiles, sur les dernières planches et leur description de la révolte adolescente. espérons donc qu’ils sauront éviter les pièges qui les guettent lors des épisodes suivants ... pas que l’on soit spécialement inquiets des aptitudes de ce tandem mais un peu d’expérience en la matière nous incite à une relative prudence tout de même. il arrive en effet assez fréquemment que l’on ressente des déceptions (plus ou moins fortes il est vrai) à la lecture de bandes dessinées qui, bien que basée sur de très bons premiers tomes et débuts d’intrigue, laissent le lecteur sur sa faim lorsqu’il s’agit de tenir la distance sur plusieurs albums et notamment au moment de clore l’histoire ... le soufflé retombant souvent un peu vite et un peu trop platement. un regrettable incident culinaire que nous ne souhaitons évidemment pas à ces auteurs et encore moins à nous autres, fébriles lecteurs ...

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publié par le 20/11/04
Informations

Sortie : 2003
Label : Glénat