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publié par Mélanie Fazi le 23/08/17
Nadine Shah
- Holiday Destination
Holiday Destination

Nous n’étions pas vraiment étonnés d’apprendre, il y a quelques mois, que Nadine Shah comptait consacrer en grande partie son troisième album au sujet de la crise des réfugiés. Après la sortie de Fast Food, elle nous parlait en interview de son engagement autour de la question de la dépression et des maladies mentales et de son désir de sensibiliser les gens à ces sujets encore souvent tabous. Derrière l’artiste à la voix si envoûtante, nous découvrions une personne sensible et empathique, soucieuse du monde qui l’entoure et consciente de l’outil que lui offre la musique pour aborder des thèmes aussi délicats que nécessaires. Non pas avec l’arrogance des artistes qui prétendent changer le monde en s’emparant de sujets de société, mais avec une forme d’humilité : le besoin sincère d’essayer d’ouvrir les yeux des autres, parce qu’il lui est impossible de se contenter de ne rien faire.

Déshumaniser

La chanson-titre de l’album, qui est aussi le premier single, est la plus emblématique à ce niveau. Elle s’inspire d’un reportage sur des vacanciers en Grèce se plaignant de la présence de réfugiés qui « gâchaient leur séjour », et qui s’en ouvraient avec une absence choquante d’empathie. « Evil », un peu plus loin, semble y faire écho, quoique le texte soit, comme une grande partie de l’album, plus allusif qu’ouvertement descriptif (« All these folk they think that I’m evil/Like I am the living devil himself »). C’est l’un des différents angles adoptés ici pour traiter le sujet : la déshumanisation de l’autre, l’indifférence qui en découle, parfois la cruauté que subissent ceux qui ont tout perdu et qui se heurtent à une violence extrême quand ils ne cherchent qu’à survivre. Un sujet qui, semble dire Nadine Shah en filigrane, la touche de près car elle est elle-même née de l’immigration par sa mère norvégienne et son père pakistanais (« Where would you have me go/I’m second generation don’t you know » répond-elle sur « Out The Way » à ceux qui réclament à grands cris le départ des immigrés).

Plus loin, elle adopte le point de vue de ceux qui se voient contraints de quitter un pays en guerre, et c’est là que l’album offre sa chanson la plus intense et la plus poignante, « Mother Fighter », l’histoire d’une mère qui fait le choix de retourner se battre en laissant son fils dans leur pays d’adoption. Là où d’autres chansons sont volontairement plus cryptiques dans leur texte et davantage sujettes à interprétation, celle-ci est d’une limpidité qui serre le cœur. Les mots qu’adresse la mère à ce fils pour lui expliquer son choix sont d’une justesse déchirante (« When you grow, you no longer have to ask why »). Une chanson habitée, tendue, qui dit la colère rentrée, le chaos de vies détruites, et qui parvient à être en même temps une douloureuse et belle chanson d’amour.

Les fascistes et la détox

Cette tension constante est d’ailleurs la tonalité dominante de l’album, et ce qui le distingue de ses prédécesseurs. Si de nombreux critiques avaient, par facilité, comparé Nadine Shah à PJ Harvey lors de ses débuts, on avouera avoir parfois pensé ici à la démarche d’un Let England Shake. Pas tant dans les choix musicaux que dans le parti-pris d’une écriture efficace qui cherche les mélodies imparables pour mieux transmettre la grande noirceur du fond sans plomber l’auditeur. Les refrains sont scandés, rageurs (« Out The Way ») ou simples et accrocheurs (« Evil »), les guitares menaçantes ont des accents new wave (« Yes Men »). La voix reste parfois plus en retrait qu’auparavant, comme pour s’effacer derrière l’importance du sujet et rappeler qu’elle n’est ici que le porte-parole d’une cause plus grande. On s’étonne, en ouverture, de trouver la rythmique de « Place Like This » aussi légère, presque enjouée, mais la voix tenue et monocorde raconte une tout autre histoire, beaucoup plus grave. Toute la dynamique de l’album est résumée dès ces premières secondes.

Quelques chansons tranchent avec l’ensemble, offrant des respirations bienvenues. « 2016 » à la tonalité plus pop, où Nadine Shah porte un regard à la fois ironique et effaré sur l’année de ses trente ans : questions existentielles, amis accros à la détox, et nos idoles qui tombent comme des mouches pendant que les fascistes s’installent à la Maison Blanche. Et dans le sillage du véritable coup de poing qu’est « Mother Fighter », l’album se termine, comme le tout premier, dans l’ambiance feutrée d’un pub, mais la tonalité est ici plus douce-amère. Entre les lignes, « Jolly Sailor » parle de ces quotidiens difficiles qu’on tente d’oublier dans l’alcool et les soirées karaoké. C’est une fête en demi-teinte, mais une fête malgré tout. On ne parvient pas à décider si la chanson traduit le désespoir ou la joie, et sa beauté est aussi là. Elle clôture Holiday Destination en douceur, la voix fredonne puis s’envole, on retrouve un instant les ambiances grisantes des albums précédents, dans un moment de grâce. L’état du monde est terrifiant et nous laisse impuissants, mais on peut se poser un instant pour boire, chanter, respirer.

Dans la peau de l’autre

On ressort de cet album avec une admiration accrue pour Nadine Shah. Pour l’artiste à la voix expressive et au talent mélodique indéniable (un récent showcase nous confirmait la grande efficacité de ces morceaux sur scène), mais aussi pour la personne généreuse et sensible qui transparaît derrière la musique et qui tente, avec le don qui est le sien, de faire avancer les choses dans la mesure de ses moyens. Cet album ne changera pas la face du monde à lui seul, et n’en a pas la prétention, mais une chanson comme « Mother Fighter » fait merveille pour ce qui est de nous placer, un bref instant, dans la peau de l’autre et mieux nous faire entendre sa détresse et son courage. Une chanson qui vous hante et qui, à elle seule, justifierait l’écoute de cet album admirable.

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publié par le 23/08/17