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publié par Cathimini le 04/10/16
For Heaven's Sake - Périple aux sources de la lumière

Par Stanislas de Guillebon et Cathimini.

Découvrir For Heaven’s Sake le jour de l’an, c’est comme se rappeler que ça peut être Noël tous les jours si l’on veut s’en donner la peine.

L’image renvoyée par le site du groupe est une approche noire et dorée, étoilée de lumières floues et de clichés qui finissent par nous faire comprendre que For Heaven’s Sake est le projet d’un seul homme, blond, tatoué et discrètement romantique, quel que soit l’habit qu’il revête. Une fois cliqué sur le chapitre musique, se déploie une douce litanie électrique, agrémentée d’instruments et de percussions étrangères qui tourne en boucle dans nos oreilles éperdues de la liberté sonique prise et des mots pas comme les autres qui viennent remettre en cause la suprématie de la bonne vieille recette couplet/refrain. Cette musique n’est proche d’aucun sentier battu par la chanson française ou le rock’n’roll. Elle se tient toute seule à la croisée des mondes fantasmés par un grand lecteur et peut être voyageur - qui sait - qui aime à remonter les cultures et les rivières jusqu’à leur source.

Du coup, un mois plus tard nous nous retrouvons dans le studio/musée cosy « Lumière 13 » que Guillaume Nicolas a reconstruit à partir d’un haras pour y accueillir ses démons et ses fantaisies quand elles surgissent à la pointe de la nuit. A moins que ce soient celles d’autres musiciens qui aiment à venir dans ce havre de paix, hors de la course après le temps et des exigences du monde artificiel, de la peur et de l’ennui. Ici, tout est rempli de pianos, d’amplis et de guitares. Tout est tapissé de disques, d’affiches et d’objets anciens dans un rouge et noir tamisé, propice à la confidence. Il ne restait plus qu’à laisser tourner l’enregistreur.

(c) Cathimini

Question bateau mais indispensable pour mieux comprendre le monde que tu as créé, que ce soit musicalement ou ici au Studio 13 : d’où-es-tu originaire ?

Je suis originaire d’Auvergne, j’ai fait ma scolarité à Riom où je suis resté jusqu’à mes dix-sept ans. Puis quand j’ai eu mon bac, je suis monté à Paris où j’ai commencé à travailler. Et de là, je me suis retrouvé à New-York, où j’ai travaillé à Woodstock auprès de Kevin Salem. Je me suis marié là-bas, j’y ai divorcé et je suis revenu ici avec pour projet d’ouvrir un studio résidentiel comme ceux que j’avais vus aux États-Unis ; un endroit où tu vis une aventure musicale avec les autres gens de la communauté puisque tu travailles avec eux, tu manges avec eux et tu dors avec eux. En France nous avons eu le château d’Hérouville en Normandie et le studio de Miraval dans le Sud qui ont été des expériences fortes de grands studios d’enregistrement communautaires. C’est complètement différent d’un enregistrement en ville où tu prends le métro pour y aller puis tu rentres à l’hôtel après. J’aime être un peu isolé à la campagne tout en n’étant qu’à une demi-heure de Paris. Tout ce que j’ai à faire c’est d’être dans ma bulle artistique pour travailler.

Quand tu étais à Clermont fréquentais-tu Spliff Records et les groupes du coin ?

Bien sûr ! Même si je suis un peu jeune pour être de la génération des Thugs, je connaissais les Real Cool Killers, le studio Black Box… Je travaillais pour la radio indépendante associative de la région qui s’appelait Radio Arverne. Entre mes 10 et 17 ans je participais à deux émissions de radio : une sur le blues et une sur le métal. Je faisais aussi partie d’une association qui organisait des concerts mais nous n’avions pas de salle pour faire jouer les groupes. Il y avait la Maison des sports qui était une sorte de Zénith avant le Zénith, mais Clermont ne faisait pas partie des dates bookées par les artistes.

Tu parles d’avoir fait de la radio dès l’âge de 10 ans, c’est très jeune. Comment es-tu tombé dans la musique ?

Par chance j’avais un ami plus âgé à l’école. En 1991, il a apporté le walkman de son frère à l’école et j’ai pris une claque en écoutant le Black Album de Metallica et Use Your Illusion 1 des Guns’n’Roses. C’est à partir de ce choc, de cette journée, quand j’avais neuf ans, que ma voie était tracée. Ce Black Album était assez expérimental pour l’époque avec beaucoup de vide et de silence, même s’il avait un côté moins agressif que les précédents… et plus commercial. Encore aujourd’hui mon album préféré d’eux est Master of Puppets mais j’aurais difficilement pu commencer par celui-là. Il y a aussi eu Nevermind de Nirvana cette année-là. Donc voilà, à la base je viens du métal et grâce à la radio je me suis ouvert au blues. Parce qu’AC/DC c’est juste du blues avec de la distorsion donc après, tu remontes vers Muddy Waters et Buddy Guy… Aujourd’hui je suis un amoureux fou de toutes les musiques : je peux écouter du jazz des années 20 comme du black métal scandinave, de la musique expérimentale ou du drone… Tout ce que je demande c’est qu’il y ait de la sincérité, beaucoup d’intégrité et de la qualité. Le bruit peut être très musical ! Ce que fait Trent Reznor avec Nine Inch Nails est plein de samples industriels qui, pris à part, pourraient être désagréables, mais sont somptueux utilisés comme cela . C’est la même chose avec le monde métallique des percussions de l’album Mule Variations de Tom Waits.

(c) Cathimini

Quelqu’un comme Scott Walker doit te parler ?

Oui il a fait un disque avec Sunn O))… J’ai un gros penchant pour la scène psychédélique des années sixties-seventies, même si pour moi le psychédélisme est plus un état d’esprit qu’un son. Le psychédélisme peut être quasi folk acoustique avec les mellotrons, les flûtes, soit quelque chose de très éthéré et spirituel, comme il peut être quasi stoner, doom avec ces rythmes tribaux et une grosse fuzz dans des morceaux de quinze minutes avec un riff obsédant qui tourne. Aujourd’hui il y a des labels comme Light in the Attic, l’italien Akarma ou Numero Group qui sortent des trucs jamais édités à l’époque ou restés confidentiels…

Ta manière de parler de ce courant psychédélique me semble être une manière de parler de toi. Tu es parti de quelque chose de très précis pour ensuite t’ouvrir à des choses très différentes ?

Tout à fait, car la scène hard est extrêmement ouverte et peut t’amener à tout. Kurt Cobain citait souvent les Beatles. Et si je suis tombé dans la musique indienne c’est grâce à eux. Mes artistes de prédilection aujourd’hui sont Springsteen, Dylan et Neil Young. La bonne musique quand tu es un peu curieux t’ouvre l’esprit. Tu te dis « cet artiste m’a touché, quels sont les groupes qui ont touché cet artiste-là ? » Et de là tu fais de l’archéologie pour élargir tes horizons et tu te rends compte que ça part dans tous les sens.

Sur la page d’intention de ton studio, tu déclares que le plus important pour faire de la musique c’est de prendre le temps pour trouver une voie naturelle…

Quand on veut, on peut ! Le temps, je le trouve toujours quand j’en ai besoin. Le jour où je sentirai que je perds pieds là-dessus et que quelque chose rattrape ma notion du temps je saurai tout arrêter. C’est crucial, sinon tu exploses ou tu deviens une machine et ça ne m’intéresse pas. Je prends le temps de voir où les artistes qui viennent dans mon studio veulent aller, après ça va très vite. Par exemple mes albums ont été enregistrés en une journée ou deux. J’aime ce côté très instinctif, l’école de Steve Albini. In Utero a été fait en moins de sept jours. Je travaille tout à la première prise, j’enregistre en analogique sur bandes car j’aime l’erreur en musique, j’aime ce qui flotte. Le moment venu, les morceaux sortent d’un coup. Je les sens au fond de moi, donc quand mes chansons sont prêtes je me cale deux jours pour mon projet. Quand je travaille pour les autres j’aime beaucoup faire des sessions de cinq jours, laisser reposer, puis revenir dessus plus tard rajouter des couches. Pour ma musique qui est assez complexe et assez riche, je veux que les gens écoutent ce que j’aurai donné dans mon approche la plus pure. L’album est un instantané du moment de l’enregistrement. Ce n’est peut-être pas ma meilleure interprétation mais c’est celle qui aura eu lieu ce soir-là.

Ophelia (2015)

Mais la plupart de tes morceaux superposent deux-trois voix. La même nuit tu vas rechanter trois fois le même morceau ?

Ça c’est une sorte de marque de fabrique en plus qui donne un côté un peu hypnotique grâce à des harmonies légèrement différentes. Car si je veux quatre voix sur ma chanson j’en enregistre quatre une fois, je ne me sample pas. Je suis très dur avec moi-même dans le sens où je me dis que si je l’ai chantée ce soir-là de cette manière il devait y avoir une raison. C’est presque un instinct live. C’est brut et beau de la garder telle quelle, je ne retouche jamais rien. De plus travailler avec des bandes ça oblige à être bon. Ça ne te donne pas le droit à l’erreur et ça t’ouvre à une certaine discipline. Si tu as besoin de cinq, six, sept prises : soit ta chanson n’est pas très bonne, soit toi tu n’es pas prêt. La magie doit être là ! Mais tu as le droit d’être dans un mauvais soir ; si tu vois qu’il ne se passe rien, il ne faut pas forcer.

Et comment te viennent les idées des arrangements ?

Ça me vient quasi naturellement. Toutes mes chansons sont écrites pour une voix et une guitare acoustique. J’écoute le squelette du morceau et je me dis qu’il a un feeling qui va aller dans telle direction donc j’ajoute un banjo, un sitar ou plutôt un orgue, un piano. C’est le morceau qui me dicte les arrangements qui vont suivre. Dès que j’écoute la prise, instinctivement - et avec un peu d’expérience - je devine ce que je dois faire après.

Tu utilises un français très lettré et des mots de langues rares qui donnent un charme particulier à tes chansons. Je ne sais pas si tu parles toutes ces langues ou si tu les évoques parce que les mots surgissent comme ça, par pur esthétisme...

Il n’y a rien qui soit vraiment de l’ordre du hasard. Les textes sont un sujet sensible pour moi. Ça me fait très plaisir que tu sois réceptif à ce français un petit peu recherché et à ces mots étrangers, même si tu ne les comprends pas. Je suis passionné de musiques chamaniques donc j’utilise des mots chamaniques parce que j’aime ce à quoi ils renvoient. Et puis je lis beaucoup de choses sur des dialectes anciens donc je pioche les mots qui sonneraient bien mis en musiques. À partir de là, si je vois que le fond du mot parle à ma chanson et que la forme du mot lui parle elle aussi, je le prends. Parfois au sein d’une même chanson je vais utiliser un dialecte amérindien puis quelque chose de l’Europe de l’Est. J’aime bien ce côté pioche, comme dans un jeu de cartes finalement. Mais dis-toi qu’à chaque fois il y a du répondant entre les mots. Par exemple « Paha Sapa Mako Sika » c’est une espèce d’affrontement entre les terres saintes et les terres moins fertiles.

Sur Ophelia, la plupart des titres sont des noms propres. Du coup c’est très évocateur, presque litanique, non ?

Ophelia est un album à part, vu que je l’ai écrit suite à mon divorce et que tous les titres renvoient à des lieux précis de cette histoire-là. Mais si tu ne le sais pas, en aucun cas tu peux le deviner. C’est-à-dire que j’ai essayé de faire un album très intime, impudique et personnel, tout en laissant grande ouverte la porte à tout le monde. Donc les textes sont cryptés, mais pour moi ils le sont moins que sur les autres albums. Chaque mot répond à un autre mot, il y a beaucoup de jeux de mots. Il y a même des rimes. Les chansons sont plus simples et plus dépouillées parce que je me disais que ça allait mieux avec mon propos. Mais ce n’est pas ma manière habituelle de faire. Jamais je n’utilise le « je » dans mon écriture, sinon je trouve que ça implique de fermer une porte. Je veux que chacun s’approprie les mots que j’emploie.

(c) Guillaume Nicolas

On peut noter des passages sur certains albums qui tranchent avec l’univers ambiant, comme « Bhajan » sur Jérusalem

Il y a quelques années de cela, Albert Dupontel m’avait demandé de faire une musique pour le making-of de Bernie. « Bhajan » en est le générique et j’y ai rajouté des paroles. Parce que Jérusalem est un album extrêmement particulier puisqu’entièrement écrit là-bas et enregistré ici, la nuit de mon retour. J’avais quatre morceaux longs et denses et je trouvais qu’il me manquait une transition courte, un truc quasi instrumental, dur et sombre pour contrebalancer le côté spirituel du reste.

Peux-tu nous parler de ce voyage à Jérusalem ?

Ca faisait des années que je voulais y aller, mais je n’étais pas encore prêt à vivre l’expérience. Je n’aime pas du tout le mot "spirituel" parce qu’il a été tellement galvaudé, avec une dimension kitsch qui me dérange… Mais depuis tout petit, c’est ce que je porte en moi et les valeurs qui me font vibrer tournent autour de cela. Moi qui ai lu la Bible, le Coran et la Torah, il était nécessaire que j’aille dans la ville de ces trois religions monothéistes. Évidemment cela m’a pris du temps pour avoir la maturité intellectuelle et spirituelle pour vraiment comprendre les textes et pouvoir ressentir leur portée. Il s’est trouvé que j’arrivais à un moment de ma vie où je méritais d’y aller. Pour moi il y avait une démarche presque respectueuse, en sachant pourquoi j’y allais et qu’est-ce que j’attendais que ça remue en moi. C’est facile d’aller à Jérusalem pratiquement : tu prends l’avion jusqu’à Tel Aviv, puis un bus et tu y es.

Une fois là-bas, ca a été un choc ! J’étais connecté à tout ce que la ville porte en elle, je suis devenu une véritable éponge émotionnelle aux spiritualités des uns et des autres. Je sentais à la fois toute la douleur de ce peuple, réveillée par les contrôles militaires à chaque changement de quartier, et un espoir que la foi rechargeait en moi. J’y suis resté quatre jours et j’ai écrit l’album sur ce temps-là. Par exemple le morceau de trente minutes au départ est un guitare/voix de quatre minutes auquel j’ai rajouté beaucoup de drones, de fuzz, d’instruments spirituels… C’est devenu une espèce de court-métrage sonore où je me suis laissé porter. J’ai voulu communiquer ce que la ville me faisait ressentir, soit que la moindre rue pouvait raconter dix histoires. Mais cela m’a fait mal au cœur aussi de voir que les gens coexistent mais ne s’entendent pas. Il manque juste une étincelle pour que tout explose. Le danger est palpable. C’est triste parce que le message d’origine de ces trois religions - et ce qui me fait tenir - c’est l’Amour, la compréhension de l’autre.

(c) Cathimini

Au VIème siècle, les Soufis avaient compris que cette dimension-là était liée à la Lumière. On a du mal à imaginer aujourd’hui que les gens accédaient autrefois à la connaissance grâce aux universités religieuses, comme le décrit Umberto Eco dans Le Nom de la Rose.

Aujourd’hui la foi, la spiritualité et l’amour qu’on peut/doit porter à l’autre sont des sujets extrêmement sensibles à aborder avec les gens. Il y a énormément de spiritualité dans la musique métal mais j’ai l’impression que cette foi très profonde n’existe plus autour de moi. Les gens ont beaucoup perdu d’espoir et sont devenus trop cyniques. La plupart ont fait un amalgame entre tout ce qu’ils entendent à la télé et dans les journaux et ne veulent même plus en entendre parler. Ils sont mal informés là-dessus, ils n’ont pour la plupart rien lu de véritable et ne s’intéressent qu’à l’aspect qu’on veut bien leur montrer. Du coup quand j’essaye de mettre le sujet sur la table, ça connecte très peu avec très peu de gens. Alors que toutes les religions sont intéressantes à partir du moment où tu reviens au discours originel : une histoire d’amour et de compréhension.

La pochette du disque reprend des photos prises là-bas. Comment t’es-tu mis à l’argentique ?

Par accident complet ! On m’a offert un appareil, j’ai trouvé un rouleau de pellicule, je l’ai chargé et j’ai commencé à faire de la superposition de vues et de détails. Je l’ai fait développer et ça a donné des photos un peu atmosphériques. C’est devenu un vrai passe-temps qui me sert en premier lieu à illustrer mes albums, puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Je n’y connais rien du tout techniquement et je ne veux pas savoir comment ça marche. J’ai trente-trois ans et j’ai les mêmes rêves qu’à douze ans, les mêmes attentes de la vie, même si en musique j’ai dû tuer un peu cette innocence… J’essaie de garder une immense part de naïveté.

(c) Guillaume Nicolas

Pour découvrir ses albums : https://www.forheavenssake.fr/

Pour découvrir son studio : http://www.lumiere13.fr/fr/

Portraits (c) Cathimini, photos de Jérusalem (c) Guillaume Nicolas.

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publié par le 04/10/16