oubliés

dans notre rubrique "les grands oubliés du rock indépendant français", nous vous présentons aujourd’hui un groupe qui poussa en son temps le concept d’indépendance dans ses retranchements les plus profonds, au point de s’inscrire dans cette catégorie dès sa naissance (fait suffisamment rare pour qu’on le note, habituellement on vous y colle d’office) et de s’y trouver tant à son aise qu’il n’en sortit plus que pour voir à l’occasion si la catégorie "les groupes sympathiques du rock indé français qu’on n’a jamais connu" n’avait pas par hasard vu le jour. catégorie qui existe en réalité bel et bien, elle est même plutôt active, mais le pré requis "tu te feras jeter de toutes les maisons de disques" s’avère bloquant en ce qui le concerne. n’ayant pas réussi à rester complètement incognito, tous les ingrédients étaient réunis pour que ce groupe, répondant au doux nom d’emma, devienne culte ... eh oui, ça se passe comme ça dans le petit monde musical. mais c’était sans compter sur l’abnégation déontologique aiguë de nos héros. quand on prend la peine de se choisir un joli mais si courant patronyme et de semer ainsi l’importun internaute en recherche d’informations, on ne se laisse pas déloger de sa bulle si facilement ... abnégation déontologique aiguë, disais-je (une si belle formule, ça se replace), qui pousse donc emma à tolérer cet "cultitude" à la seule condition qu’elle n’excède pas dix personnes (c’est dans le contrat). les places sont donc restreintes, je me permets de m’en attribuer une au passage (oui, je sais, c’est pas très sport) et j’attends vos messages enthousiastes pour attribuer les neuf autres aux plus offrants. maintenant si vous le voulez bien, en attendant la fortune, passons au plat principal.

nulle part

rejoignons donc emma en 1995 au royaume de la guitare folk, la vraie, celle qui frise dans les coins, avec caisse claire intégrée voire bras rotatif automatisé. c’est un trio qui déboule de nulle part (de rennes pour être précis) avec demon’s stories, album aux claquements secs et aux morceaux rugueux comme une barbe de trois jours. si on ajoute à ces caractéristiques, la voix grave d’arnaud, le son résolument lo-fi (et pour cause, une partie des morceaux a été enregistré sur 4-pistes), les rythmes "galopés", un accent anglais moins que parfait et souvent tout simplement incompréhensible, on obtient au final un disque sublime et des chansons très élaborées (c’est surprenant mais c’est comme ça). sur ce dernier point, le chant et les textes y sont pour beaucoup. en effet, l’imperfection de l’accent donne beaucoup de charme ainsi qu’un certain mystère aux morceaux. mystère que souligne la voix et ses graves omniprésents. mystère, enfin, savamment entretenu par le livret qui, bien que contenant les paroles, ne livre pas grand chose sinon un monde un peu plus étrange encore, l’écriture étant à peu près aussi lisible que le chant est compréhensible. le tout laisse entrevoir des histoires très complètes et très construites, à chacun ensuite d’en retrouver les tenants et aboutissants. or on réussit sans problème à pénétrer dans cet univers exotique et enlevé, peuplé de démons sympathiques (exhaussant les vœux sur "demon’s stories"), affublé de monarchies autoproclamées ("edward"), agrémenté d’une ou deux guerres civiles ("and you’re crying for me") et saupoudré de miel ("honey for a honey bee"). on goûte aussi les savoureux morceaux calmes d’où surgit une mélancolie fine et un rien de romantisme ("she", "say you’re right", "emma" ou encore le superbe "rosy lips" et ses amours enfantines). enfin pour lier le tout, on admire les ébats de courts morceaux très percutants qui réchauffent allègrement les cœurs meurtris et réveillent les indécis ("let’s go and dance", " baloo-baloo", "try or leave me").

pantois

si on jette maintenant un oeil aux autres particularités remarquables qui donnent à cet album une aura incomparable, on retrouve les deuxièmes voix, deuxièmes guitares et autres fioritures (violon, petits bruits divers). des éléments périphériques qui étoffent à merveilles la formule du trio de base, guitare (arnaud) - basse (fabien) - batterie (gaël), et donnent vie aux morceaux qui sinon seraient un peu trop uniformes (c’est hélas le cas en concert à cette époque puisqu’ils ne sont que trois sur scène). on a donc droit à un panel complet de voix : masculines ou féminines, avec paroles ou onomatopées, deuxièmes voix ou véritables duos ("centuries") ... le point culminant restant sans conteste "and you’re crying for me" avec federico pellegrini (des little rabbits) en soutien vocal, sommet de l’album à tous points de vue d’ailleurs, on frise le morceau parfait. a ce jeu là, un autre morceau tire fortement les draps à lui, il s’agit de "early in the morning" avec ses rythmes en contretemps, son entrain contagieux et surtout sa double accélération finale qui produit son effet et laisse l’auditeur pantois. n’oublions pas enfin l’outsider en embuscade quelques mètres plus bas, tapi dans l’ombre d’une fin d’album plutôt apaisée. cette hallucinante reprise crade d’"enjoy the silence" de depeche mode, plus lo-fi on ne fait pas (cette guitare et ce chant légèrement saturés), plus sombre non plus, une véritable reprise en main de ce classique. depeche mode qui tient une place de choix chez nos rennais puisqu’en concert ils s’attaquent sans retenue à leur autre grand classique, "personnal jesus".

cultationneur

ce qui nous ramène naturellement au passage délicat au statut "culte" pour ce groupe à la renommée extrêmement confidentielle. et là, deux éléments complémentaires sont à prendre en compte. pour commencer, il ne faut pas négliger le contexte historico-personnel propre à chaque auditeur. pour ma part cet album se retrouva b.o. quasi-officielle d’une virée à salamanque, or découvrir une belle ville inconnue sur un fond musical mystérieux, ça laisse forcément des traces. l’autre élément incontournable est bien sur ce besoin de différenciation si classique auquel on cède tous, cette nécessité d’être le seul ou presque dans son entourage à connaître le groupe en question, et de ce côté-là emma ne nous complique pas trop la tache, on l’en remercie (j’ai, d’ailleurs, une petite pensée amicale pour les premiers fans transis de nirvana ... pas toujours facile-facile la vie de "cultationneur"). on a donc bien connu cette impression d’être seul au monde à tant apprécier cette musique, voire qu’elle s’adresse à soi plus particulièrement ... et ce baume au cœur lorsque des années après, au hasard d’une liste de discussions sur internet, on découvre que d’autres ont l’air d’être dans le même cas ... plus objectivement, je repense aussi à ce concert légèrement surréaliste (soirée rrose selavy au chabada à angers en 1996) où il y avait plus de musiciens dans la salle que de public puisqu’on devait bien être cinq à s’être déplacé pour voir trois ou quatre groupes ce soir là. une multitude de petites choses donc qui l’une dans l’autre font qu’au final on s’approprie un groupe et qu’il devient une véritable part de soi.

hype

forts de cette hype insoupçonnée et de ce magistral premier album passé totalement inaperçu, emma passe ensuite à la vitesse supérieure en quittant sa petite maison de disques rennaise (rrose selavy) pour rejoindre le regretté label lithium et ses pointures de taille (dominique a., diabologum ...). mais quel autre label aurait accueilli à bras ouverts un groupe français chantant (mal) en anglais ? et sans tarder, ils nous laissent découvrir la direction qu’ils vont désormais suivre avec le titre "endless winter" présent sur une compilation d’artistes de lithium en 1997. ce morceau au son nettement plus travaillé que par le passé est d’ailleurs une de leurs meilleures réalisations à ce jour puisqu’il allie à la fois un rythme enlevé (la fougue des débuts), une mélodie imparable (deux caractéristiques de leur premier album) et à la fois une guitare ronde (nouvelle venue d’une liberté surprenante) et un synthé-sampler (qui souligne le tout entre les couplets). emma a mûri et s’est notamment enrichi d’un quatrième membre, mathias (guitare, sampler), déjà co-auteur de "flower" sur demon’s stories. enrichi aussi au niveau du son puisqu’on délaisse un peu la rugosité pour aller vers plus de sons clairs, que ce soit dans le chant ou dans l’enregistrement des instruments. le seul bémol de taille que l’on puisse formuler est celui de l’absence de ce morceau sur le track-listing de l’album alors en préparation, un oubli fort regrettable mais sans doute explicable dans le sens où il se trouve réellement à cheval entre les ambiances de ces deux albums et dénotait sans doute un tout petit peu trop avec les autres morceaux.

marins

c’est donc début 1998 qu’emma nous revient officiellement et un peu plus en force (lithium ayant plus de moyens de promotion que rrose selavy tout de même) avec trade winds in a loft qui entérine les changements pressentis sur "endless winter". et effectivement, la guitare rythmique, jusqu’ici marque de fabrique d’emma, se retrouve reléguée un peu plus en arrière-plan et surtout elle se fait désormais nettement plus nuancée. la "lead guitar", claire et ronde comme je le soulignais plus haut, s’engouffre dans la brèche et se trouve une place de choix au côté du chant et des samples. ces derniers participent activement à la nouvelle ambiance, dans une veine plus mélancolique, et se présentent sous la forme de sons synthétiques plus ou moins étranges joués au clavier. il nous reste bien entendu certains éléments incontournables tels que le chant grave, les paroles mystérieuses et le livret illisible ... avec une petite nouveauté puisque ce dernier est ici un brouillon de livret avec en marge les remarques/pense-bêtes liées (ou pas) à l’enregistrement du disque. globalement les morceaux sont plus calmes, moins secs et plus tristes. une douce mélancolie s’installe et s’aggrave au fil des chansons pour finir en beauté sur le tendre "and the shadows lead the dance" puis le magnifique "the spanish main" et ses arpèges dévastateurs ("à faire pleurer les marins" comme dirait l’autre). ce changement d’humeur entre les deux albums, qui n’en est pas tout à fait un puisqu’on devinait en fait ces états derrière l’énergie déployée, leur réussi bien. les deux disques ont une ambiance et une unité bien à eux et très forte. au point que sur ce deuxième album, même les morceaux les plus dynamiques (le craquant "unseemly words" ou "waterloo jazz") sont largement teintés de la nostalgie de leurs comparses. des teintes qui doivent sans doute énormément au chant qui, comme les guitares, découvre plus de nuances, se fait plus caressant, plus doux.

proximité

emma livre ici l’album qu’il faut pour ne pas descendre de son pied d’estal, suffisamment éloigné du précédent pour ne pas lasser et suffisamment unique et enchanteur pour traverser sereinement les années. et si l’ambiance globale change quelque peu, la construction de l’album reste proche avec des morceaux plutôt rythmés, quoique moins enjoués qu’auparavant ("time of minnie’s celebration", "to ibiza by rocking chair", "waterloo jazz" ou le duo sympathique "hollywood song"), des morceaux très calmes ("city of glasses", "a nocturnal ninny", "even an oil painting", la fin d’album fantastique déjà évoquée) et des morceaux de transition au son moins propre ou bien très courts ("mambo mambo", "dance hall"). il reste un autre terrain sur lequel rien ou presque n’a changé. je veux bien sur évoquer la scène où on a plus l’impression d’avoir à faire à une répétition entre amis qu’à un concert à proprement parler (à l’européen à paris en 1998). ambiance détendue mais un peu gauche, ils s’arrêtent au début de certains morceaux, s’amusent de leur prestation, prennent leur temps. c’en est presque dommage pour l’esprit un peu plus recueilli dont auraient eu besoin les nouveaux morceaux. on assiste là à un spectacle bon enfant qui ne fait que confirmer à nos yeux une réflexion qui commençait à se faire de plus en plus précise. réflexion autour de la question qui nous taraude depuis quelques temps : mais qu’est-ce qui fait d’emma un groupe si charmant, si attachant ? on a beau tenter des explications diverses basées sur la musique et le contenu des morceaux (ce que je m’efforce de faire ici même depuis un petit moment déja), en définitive je pense que c’est dû principalement à cette absence de pose si rare dans ce milieu, cette proximité (à la "vos voisins d’immeuble") et surtout à cet amateurisme joyeux (dans le bon sens du terme bien entendu). ceci est assez flagrant sur scène et transparaît sans doute suffisamment sur les albums pour que ceux-ci nous touchent de façon si profonde.

ombre

nous voici maintenant arrivé au dernier chapitre de notre leçon "comment devenir un groupe culte totalement ignoré sans pour autant être maudit". chapitre simplissime puisqu’il suffit de tirer sa révérence, de s’éclipser discrètement, sans faire de bruit. a titre de comparaison, on note que le "groupe culte reconnu", lui, voit ses membres s’entredéchirer, se suicider ou éventuellement finir à l’ombre (prison/asile/alcool) ... l’échantillon des choix disponibles est très large, il suffit juste d’un peu d’imagination. ceci est bien sur hors de question pour un groupe culte inconnu qui se respecte et emma restera fidèle à sa désormais légendaire ligne de conduite en disparaissant sans remous, on ne saurait trop dire quand (courant 1999 vraisemblablement). d’ailleurs, on n’est pas sans espérer voir arriver un jour une suite aux aventures entamées (un "retour gagnant" sur tf1 ?). ce que l’on sait par contre, c’est que les membres d’emma ont continué à "musicionner" à droite, à gauche. c’est ainsi qu’on retrouve gaël aux côtés de miossec en 1999, puis d’olivier mellano avec qui il créé mobiil. on aperçoit fabien du côté de dominique a. quant à arnaud, la véritable âme d’emma, celui qui composait les morceaux, on le retrouve un peu par hasard, officiant toujours sous le nom d’emma mais seul en scène avec des textes en français, chantant sur un fond sonore électro préenregistré, flanqué d’une mise en scène insolite : deux camarades en costard (si mes souvenirs sont bons) déroulant les paroles inscrites sur des rouleaux d’essuie-tout au fur et à mesure des morceaux. pour le coup, le changement est radical et saisissant ! je ne peux pas vous en dire beaucoup plus puisque je n’ai pas réentendu les morceaux depuis (c’était en 2002 aux piratages de la guinguette pirate à paris) et ma mémoire fait ce qu’elle peut, c’est-à-dire pas grand-chose de concluant.

sushis

pour clore définitivement ces propos et vous inciter à découvrir emma d’un peu plus près (les places de groupe culte sont toujours à prendre, je vous le rappelle), je ne peux que vous conseiller de vous tourner joyeusement vers la vente de cd en ligne puisque demon’s stories est introuvable ailleurs je pense (il m’est arrivé, cela dit, de le voir dans des magasins de cds d’occasion) et trade winds in a loft ne devrait pas survivre bien longtemps à la fin du label lithium, éteint bien tristement l’an dernier. quant à moi, je vous retrouve bientôt pour une nouvelle rubrique enchanteresse : "ces groupes orléanais qui tournent aux sushis et à l’eau". allez, au revoir.