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publié par Mélanie Fazi le 12/04/17
Eloïse Decazes et Eric Chenaux
- La bride
La bride

Sortie fin 2012 sur le label Okraïna, la première collaboration d’Eloïse Decazes et Eric Chenaux était l’un de ces albums discrets que vous n’attendez pas mais qui, petit à petit, s’imposent et prennent leur place – résolument à part. Un de ces albums qui ne ressemblent à rien d’autre qu’à eux-mêmes et vous ouvrent des portes vers des pans d’univers jusqu’alors insoupçonnés : un pied ici et aujourd’hui, un autre dans un hier lointain. Un album en trompe-l’œil souvent qualifié de collection de chansons traditionnelles quand il n’en comportait en réalité que quatre, mêlées à des instrumentaux ou à des morceaux plus contemporains signés Areski Belkacem ou Jean Richepin, qui s’y trouvaient étrangement à leur aise.

Au commencement...

C’était par Arlt, dont l’emblématique album Feu la figure était sorti la même année, que nous avions croisé la route de ce projet. Arlt dont Eloïse Decazes est la « voix d’eau », la moitié féminine ou le tiers, selon la configuration. L’un des mérites de cet album, et non le moindre, fut de nous dévoiler un pan du travail d’Eloïse que nous ignorions jusqu’alors, quoiqu’il soit antérieur à la création de Arlt – et quoique la présence du traditionnel « Je voudrais être mariée » sur l’album La Langue nous en ait fourni un premier aperçu. C’est la rencontre avec le guitariste Eric Chenaux, nous expliquait-elle l’année dernière en interview, qui lui a permis de trouver une forme adéquate et pertinente pour interpréter ces chansons anciennes auxquelles elle s’intéresse depuis longtemps.

En résultait un album grave et beau, austère et séduisant dans sa forme, souvent tragique dans le fond, un album qui appelait au silence, à l’écoute recueillie, qui invoquait parfois curieusement une forme de sacré – sur l’une des chansons en particulier, une pépite, cette « Complainte du roi Renaud » dont s’étaient déjà emparés tant d’interprètes, d’Yves Montand à Cora Vaucaire, et qui touchait ici au sublime. Y naissait un dialogue où guitare et voix trouvaient la juste distance pour faire émerger une émotion qui nous prend encore à la gorge quelques années plus tard. Un morceau qui, plus que tout autre, nous avait révélé sous un jour nouveau le timbre unique d’Eloïse Decazes ; aussi indispensable que soit sa voix à l’étrangeté loufoque et belle du répertoire arltien, on ne lui connaissait pas encore une telle capacité à émouvoir.

La juste distance

Si ce premier album était l’œuvre d’un duo qui apprenait encore à se connaître, La bride résulte d’une collaboration suivie, affinée au fil de concerts minimalistes et envoûtants. Là où le charme du précédent tenait en partie à son côté disparate et imprévisible, celui-ci obéit à une ligne directrice plus précise. La voix et l’instrumentation, là encore, cherchent la distance adéquate et s’arrêtent à mi-chemin, là où chacune occupe précisément le même espace que l’autre, et s’y tiennent pratiquement tout du long. Ce sont deux voix, avant toute chose ; jamais le jeu d’Eric Chenaux ne se contente de souligner le chant comme un simple accompagnement.

Quant à décrire ce jeu de guitare-là, immédiatement reconnaissable dès l’ouverture du « Deuil d’amour », c’est une autre affaire. Un travail d’illusionniste, peut-être : Eric Chenaux a une façon bien à lui de déformer et d’étirer les sons, de les faire vibrer, de les emmener ailleurs ; une manière de tordre les notes, de les fondre et de les remodeler. On s’étonne chaque fois en concert de constater que toute cette gamme de sons étranges sort d’une simple guitare, dont il joue parfois à l’aide d’un archet. On croit entendre sur disque se déplier d’autres dimensions, d’autres sonorités, on jurerait reconnaître des instruments anciens, et pourtant non : ils naissent le plus simplement possible des cordes de deux guitares.

D’ici et d’hier

Tout aussi déroutante est l’impression d’entendre une interprétation hybride, à la fois ancienne dans les ambiances qu’elle convoque et résolument contemporaine dans ses arabesques et sa recherche sonore. On est ainsi constamment tiraillé entre le familier et le surprenant. On croit trouver classique la forme d’une chanson, quand son final emprunte soudain des chemins plus sinueux qui nous font vaciller. On s’accoutume au mariage de ces voix alors qu’approche le terme de l’album, pour découvrir soudain le timbre d’Eloïse Decazes dénudé sur un superbe « Quand je menai mes chevaux boire » a cappella, soulignant la dimension narrative du morceau qui nous renvoie aux plus belles plages de l’album précédent. On reste suspendu à son timbre envoûtant tout au long de ce morceau qu’elle sait tirer sur scène vers une émotion dépouillée comme vers une inquiétante étrangeté. En guise de dernière pirouette, l’album convoque sur le morceau de clôture les cordes vocales d’Eric Chenaux en plus des cordes de sa guitare (« Quand j’tiens la bride de mon cheval »), et les deux voix sont soudain trois.

On s’étonne, aux premières écoutes, de la tonalité plus enlevée de l’album, presque guillerette par moments, quand le précédent était empreint d’une gravité souvent tragique. L’histoire de cette jeune fille jetée en pâture aux chiens de son propre frère, ou de cette jeune accouchée à qui l’on cache la mort de son époux, nous hantent encore. Ici aussi, il fait rarement bon être une demoiselle en âge d’aimer. Celles qu’on n’enferme dans des tours, on les jette aux flammes en toute désinvolture, quand d’autres attendent leur fiancé « dedans l’enfer ». Mais La bride semble, malgré tout, conserver une certaine légèreté là où l’album précédent se refermait sur vous comme l’eau noire entraînant un noyé vers les profondeurs. Les morceaux les plus immédiats, comme « Bella Louison » ou « Dedans la ville de plaisantement », vous accueillent avec une agréable simplicité. D’autres, quand vous voilà ferrés, libèrent des saveurs plus subtiles et plus insaisissables : « La mie qui meurt », ballade crépusculaire qui s’étire en un lent final hypnotique et lancinant, en est un des plus beaux exemples.

Diptyque intemporel

Les deux albums forment au final un beau diptyque intemporel aux couleurs riches et variées, ainsi qu’une occasion de redécouvrir un pan de notre histoire musicale qui ne nous est pas nécessairement familier. La bride, sensible et envoûtant, sait se montrer à la fois surprenant et cohérent par rapport à son prédécesseur. Il confirme la complémentarité du duo tout en nous rappelant à quel point la belle voix singulière d’Eloïse Decazes est taillée pour ce répertoire-là. Et ce qui aurait pu n’être au départ qu’un simple pas de côté, une collaboration sans lendemain, devient l’esquisse d’un passionnant chemin de défrichage où les époques, les voix, se télescopent et se confondent de fort belle manière.

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publié par le 12/04/17